Interview
Le 23 oct 2023

Suite de la série sur les ponctuations... Les points de suspension. Par Émilie Bruck... Pour monBestSeller

Louis Ferdinand Céline a certes révolutionné la littérature française, mais il y a surtout fichu un sacré pataquès en déclenchant la plus grande invasion de points de suspension de l’Histoire. Heureusement, Emilie, poursuivant son œuvre, ouvre une nouvelle section de son petit manuel de ponctuation. Ponctuation qui n’aura plus aucun secret pour les lecteurs assidus de monbestseller.com.
Les points de suspension sur monBestSeller

 

Les points de suspension :

Faut-il, oui ou non, s’y suspendre ?

 

La chose n’étonnera sans doute personne (hormis peut-être quelques dyslexiques) (*) : dans « points de suspension », on trouve « suspension ». Or, si l’on s’en tient à la définition du dictionnaire (ce que je conseille toujours de faire), « suspension » désigne l’action ou la manière de suspendre ou d’être suspendu. J’insiste, afin qu’il n’y ait entre nous aucun malentendu : d’être suspendu, et non d’être pendu. Car, entre « pendu » et « suspendu » il y a autant de différences qu’entre deux choses qui n’ont rien à voir entre elles, par exemple les roubignoles et les blagues à tabac, le col de l’utérus de Mlle Rolande et le col des Aravis. Dès lors, il serait exagéré d’envisager que les points de suspension peuvent servir à un auteur médiocre à se pendre, et cela d’autant moins qu’un auteur médiocre ne se suicide jamais ; il préfère croire que c’est son clavier qui le trahit ; sans parler de tous les embarras de la grammaire, cette épineuse mégère qui ne fait rien qu’à glisser des chausse-trapes sous ses pataugas de gendelettre. (**)

 

(*) Qu’on ne s’y trompe pas, j’ai le plus grand respect pour les dyslexiques. D’autant plus, d’ailleurs, que c’est l’un d’entre eux qui a eu le coup de génie d’inventer le mot « kjincbdlnlj », sans quoi la langue française ne serait sans doute que l’ombre d’elle-même.

(**) Entendons-nous bien : les pataugas ne sont ici qu’une image ; une enquête commandée par l’industrie française du chausse-pied et menée auprès des auteurs de mBS a récemment montré que seul 0,002 % d’entre eux enfilaient des pataugas avant de prendre la plume, contre 0,03 % qui déclaraient préférer les espadrilles, 0,09 % qui se prononçaient pour les poulaines, 0,4 % pour les mules, 1,5 % pour les sandales épiscopales et 3 % pour les cothurnes. Les autres n’ont pas répondu, ce qui laisse à penser qu’ils écrivent pieds nus.

 

Une forme de langage virtuel

Brèfle, ne nous perdons pas dès le début dans des considérations accessoires (*) et venons-en tout de suite au fait. Les points de suspension ne sont rien d’autre que trois points d’affilée, sans espace entre eux. À l’origine, ils n’étaient utilisés, au XVIIe siècle de notre ère (**), que dans le domaine théâtral afin de représenter textuellement une didascalie, autrement dit une indication scénique. (***) Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que les points de suspension acquièrent quelques nouvelles fonctions ; ils peuvent alors intervenir pour marquer un temps d’arrêt au milieu d’une phrase (p. ex. Jeannette aimait trop s’aimer..., quand elle s’ennuyait dans sa chambre) ou se placer à la fin d’un énoncé en apparence complet (p. ex. Elle n’oubliait jamais d’emporter avec elle un plan du métro, son carnet d’adresses, ses gants, sa trousse de maquillage, son gros godemiché...). (****) Dans les deux cas, Julien Rault (agrégé de lettres modernes et docteur en langue et en littérature françaises, auteur d’une thèse intitulée Poétique du point de suspension) note que le signe « fait toujours apparaître que quelque chose est susceptible d’apparaître » et qu’ainsi « il incarne une forme de langage virtuel et un vacillement du sens ». 

 

(*) Je comprends parfaitement combien mon introduction a pu paraître tirée par les cheveux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis rasé la tête. « Tu as bien fait ! s’est extasiée Maxine. Tu es jolie comme une cancéreuse radiothérapisée ! » Maxine est amoureuse ; elle me trouverait désirable, même si je me présentais avec la dégaine de la momie d’Hatchepsout.

(**) Je précise bien « notre ère », parce qu’il est à peu près certain (selon Yvar Brégeant, auteur remarqué des Polissonneries de Mlle Pompon... Ah ! Mon amie Muriel me signale qu’il s’agirait plutôt du Déchiffrage du langage des cavernes, mais je lui laisse l’entière responsabilité de son affirmation) ; brèfle, que le Pithécanthrope n’utilisait pas les points de suspension.

(***) Là aussi je prends le soin de préciser la chose, parce que la petite sœur du copain de la copine du frère aîné de Muriel, Louisette (8 ans), s’imagine qu’une didascalie est une grossièreté qu’on adresse à sa pire ennemie : « Espèce de didascalie ! » Et, prévenante, je me dis que, peut-être, c’est aussi le cas de certains usagers du site.

(****) Ces deux citations ne proviennent pas, pour une fois, de mon imagination malsaine, mais du livre d’Alain Vicinale, ingénieur aux Ponts et Chaussées, La Départementale du désir.

 

Et un p’tit coup d’aposiopèse !

Ceci dit, ne nous laissons pas gagner par trop de sériosité (certains en sont morts, y compris sur le site, même s’ils ne s’en sont jamais aperçus). Signalons plutôt que, dans notre langue, les points de suspension servent surtout pour laisser la fin d’une phase en sous-entendu, pour marquer l’hésitation, pour représenter des grossièretés qu’on ne désire pas écrire (*), pour faire appel à l’imagination du lecteur, pour signaler l’absence de réponse, pour représenter le silence, pour indiquer une rupture ou une suspension du discours (qu’on appelle aposiopèse, quand on veut faire son malin), etc. (**)

 

(*) On aura noté, je pense, que je ne souffre pas de cette névrose-là...

(**) Il est urgent de noter qu’on ne fait jamais suivre « etc » par des points de suspension ; ce serait comme pondre un pléonasme, et il faut savoir que les poules (demandez à Mme Viti) ont une sainte horreur de voir des pléonasmes leur sortir du trou de balle.

 

Ne rien dire pour mieux dire ?

D’aucuns, qui n’avaient sans doute rien de mieux à faire, ont compté que, dans son Paysan perverti, Restif de La Bretonne (*) a utilisé les trois petits points 1660 fois ; que, dans son Libertin de qualité, Mirabeau en a fait usage 951 fois ; et que, dans sa Justine ou les malheurs de la vertu, Sade (**) l’a employé pas moins de 460 fois. Mais pourquoi donc ces trois écrivains sulfureux ont-ils fait un si grand usage des points de suspension ? (***) Eh bien, M. Rault, toujours lui, y voit « la marque en filigrane de l’excès, celle d’une littérature qui interroge les limites de ce qu’il est possible de dire ».

 

(*) Et non Rétif à la Bretonne, comme le croient quelques égarés.

(**) Je parle ici, bien évidemment, du Divin Marquis et non de Marcellin Sade, pâtissier-dinandier établi au 136, rue du Chat qui pète (Paris, 13e)

(***) Marylise Permanganate, la jeune fille (12 ans) de nos concierges, qui connaît son Divin Marquis par cœur (ses parents envisagent de la pousser soit dans les lettres, soit dans la prostitution), règle la question par un « pourquoi pas ? » sans appel.

 

Et Louis-Ferdinand survint

Reste un cas particulier. Particulier, parce qu’il a mis, à lui seul, un sacré bouzin dans la littérature française. Je veux parler ici de Céline. (*) Qui n’a certes pas inventé les points de suspension (à quoi les ahuris réduisent souvent les fulgurances de son style), mais qui en a fait un usage qui sortait résolument des rails de la prose classique. Car, comme nous l’explique Claude Duneton dans son article du Figaro Culture, « il s’agit alors, non plus d’une ponctuation, mais d’un signe d’intonation, qui indique l’ellipse de la syntaxe, la surprise, l’indignation, le dégoût, toutes les inflexions de la voix qui les distinguent » (**). On voit par là que Céline innovait en s’asseyant gaillardement sur les usages ; il n’inventait pas le langage populaire, mais il l’introduisait — et avec quel éclat ! — dans la littérature.

Le problème, c’est que l’écriture célinienne a tellement influencé la prose, que certains auteurs, consciemment ou non, se mettent à vouloir faire du Céline. En multipliant les points de suspension à l’envi. Et que je t’en colle ici ! Et ici ! Et là et encore ici ! Si, si. La chose s’est vue parfois, même ici. (***) Et alors, bonjour la cata ! Accrochez vos ceintures ! Car n’est pas célinien qui veut. Ce serait trop facile. Et les trois points de suspension ne changent rien à l’affaire, quand, derrière, il y a plus d’essoufflement que de style...

Voilà. C’est tout ce que j’avais à dire. Non, non, n’insistez pas, je ne rajouterai rien. Non, vous dis-je, n’insistez pas. Sinon je vous balance un truc énorme sur l’apostrophe et alors, croyez-moi, vous ne ferez plus autant les malins !

 

(*) Je ne sais pas si quelqu’un s’est déjà amusé à compter ses points de suspension, mais j’imagine volontiers que cela devrait atteindre un chiffre astronomique.

(**) Je ne peux résister à l’envie de citer, un peu longuement peut-être (et je ne m’en excuse pas), l’auteur lui-même : « Ce qu’il a pu m’emmerder le Belge [Denoël] avec mes trois points ! Ça le gênait les trois points !... Quand même, ça existe dans notre ponctuation, les points de suspension ! C’est même ce qu’il y a de mieux, autrement commode que le point-virgule, cette sournoise qui n’est ni point ni virgule, qui estropie la syntaxe et permet toutes les tricheries. Les points de suspension c’est la vie même, c’est ça qui fait respirer la phrase et qui l’achève en beauté avant qu’elle se littératurise. Notre conversation, nos dialogues, ce sont des points de suspension avec des mots autour. »

(***) Mme Viti (plus connue sous le sobriquet de « l’acrobate du Quercy ») est tout à fait capable de piquer des rages insensées quand elle tombe sur un spécimen du genre ; elle en perd toute la suavité habituelle de son vocabulaire. « Bon Dieu de merde ! m’a-t-elle récemment mailé. T’as lu le machin de X. ? Célinienne de mes fesses ! Tu sais quoi ? Faudrait lui purger l’entrecôte, à cette pertuisane ! » Même Maxine, qui n’est pourtant pas des plus sucrées, en a été gravement choquée.

 

Émilie Bruck, Vve Brack

(accordeuse de pâquerettes)

 

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Personnellement je suis fan de ces trois petits points. Émilie n'a pas peur des sujets qui fâchent ; un paragraphe entier sur Céline !

Publié le 24 Octobre 2023