Interview
Le 02 mai 2024

La littérature préfère les transfuges de classe qui grimpent

Ils naquirent dans des familles d’ouvriers, de paysans. De parents sans instruction, de condition modeste. Ils firent des études et devinrent lettrés. Ils écrivent et mettent en valeur leur trajectoire individuelle, généralement liée à l’audace, à l’effort. Ils maîtrisent des codes et des rites sociaux différents. Ils peuvent même être nobélisés : ce sont les transfuges de classe....

Tribune monBestSeller : les transfuges de classe Portrait de Monsieur Mathieu (© Astrid di Crollalanza) et Portrait de Madame Ernaux (© Catherine Hélie, Gallimard).

Marie Berchoud remarque : "Transfuges, certes, mais vers le haut ! Et la descente sociale, alors, est-ce qu’elle fait aussi littérature ?"

 

Le transfuge de classe qui grimpe, héros de romans

Chacun connait les ascensions sociales d’Annie Ernaux, fille de petits épiciers normands, devenue prix Nobel de littérature ou de Nicolas Mathieu, récompensé par le prix Goncourt en 2018 pour "Leurs enfants après eux".  De leur passage d’une classe à l’autre, les deux ont fait le sujet d’au moins un ouvrage. Comme "La Place" d’Annie Ernaux, qui remporte le Renaudot en 1984. Ou l’ouvrage précité de Nicolas Mathieu, Goncourt 2018, qui explique dans le quotidien Libération : "Ecrire, c’est une façon de rendre les coups, Avant lui, Annie Ernaux parlait de "venger sa race".

Ces deux écrivains ont connu de belles progressions sociales, médiatiques, et sans doute financières. Cela compte. On conte et pour finir on compte. On vaut quelque chose alors qu’on n’était rien. En tout cas, on se le disait ainsi. Les yeux des autres en rajoutaient peut-être. Et les médias. "Annie Ernaux arrive à faire des phrases chargées, au sens chargées d’explosifs" dit (toujours dans Libération) Nicolas Mathieu.

 

Les transfuges de classe qui dévalent, peu représentés en littérature

"Le maître de la descente" est le titre d’un bon roman de la néerlandaise Hella Haasse (1999, Actes sud pour la trad.). Il désigne en principe Satan, le diable. Et, parfois, ce diable va nicher dans les lignées : un oubli, une erreur ou une faute, et c’est une lignée qui se fragilise, et ça déraille, le plus souvent sur fond de guerre ou autre catastrophe.  Celle-ci peut être collective : au début du XXe siècle, l’emprunt russe est victime des révolutions, 1905, 1917, or des millions d’Européens y avaient placé leurs économies ; il y a plus, la terre qui était la référence ultime d’une société à dominante agricole perd beaucoup de sa valeur. Ainsi se noue une dépréciation collective et donc des modes de vie en changement accéléré : quelques-uns profitent, beaucoup perdent. Vivre de ses rentes, c’est fini. Sauf pour les super-riches, liés à l’industrie et au commerce international, en particulier des armes.

Ainsi, à partir de 1918, toute une classe aisée bascule dans une réorganisation urgente : les hommes, morts à la guerre, sont relayés par les femmes. Elles travaillent de plus en plus, et pas seulement les ouvrières ; elles décident, elles osent. Mais bien des familles seront abîmées, blessées, perdues. Les familles très aisées, malignes et internationales ont déjà filé aux USA, les autres vont lutter.

Une telle qui n’a jamais appris que le piano et la broderie va devoir, une fois veuve de guerre, nourrir sa famille et trouver des moyens de subsistance : vente de terres agricoles, désormais dévaluées, au point que les bois valent plus cher ; leçons de pianos, couture, économie domestique rigoureuse… Guerres qui tuent les pères et laissent les mères impréparées à assumer. Elles meurent aussi de consomption, alors les enfants s’égayent ici et là, s’insèrent plus ou moins, car la mémoire d’avant est parfois un frein. Tel se présente alors le déclassement. La vitalité aide à en rire et inventer des solutions ; elle chasse les nostalgies. Inventer demain alors qu’on le croyait acquis. Beau défi, celui de la vie.

 

La littérature préfère l’ascension à la chute. Pourquoi ?

Et comment remonter en selle après la chute ? Volonté. En le faisant ! (learning by doing, théorisation plus tardive). Or dans une famille de qui fut plus haut dans la hiérarchie sociale aux siècles précédents, les membres opèrent des choix différents : l’un par exemple végétera d’emplois menus en emplois misérables, il se fera virer par orgueil, hérité d’où ?  et finira Rmiste jusqu’à la retraite, bien menue ; l’autre s’accrochera et remontera un ou deux étages de la pente sociale tout en disant que ça n’est pas important, comme si ce choix était une turpitude.

 

Le fils d’instituteur devient banquier puis Président de la République

On aime les petits-fils de paysans, fils d’instituteur, comme Pompidou, et lui devenu banquier puis Président de la République française. Un peu comme s’il "vengeait sa race" pour parler comme Ernaux.

Mais les petits-fils de banquier, fils de rescapé d’une guerre, qui s’accrochent pour sortir de la mouise, alors ça, c’est moins chic, et pas du tout dans l’air du temps. Pourquoi ? Parce que leurs ancêtres auraient eu du bon temps ? Mais enfin, pourquoi devrait-on payer aujourd’hui le bon temps de ses aïeux, et d’ailleurs ce bon temps reste largement une projection, laquelle oublie la masse des obligations associées : en effet, sans l’éducation ad hoc (capitaine), elles ne sont visibles que pour ceux qui savent.

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10 CommentairesAjouter un commentaire

@Marie Berchoud : dans le style, mais bien incapable de te donner le titre du livre (lu pour faire plaisir à une copine fan de l'écrivain) : pendant que la victime est ficellée quelque part, le serial kiloutou se faire frire du boudin... mais non, ce n'est pas du boudin de chez Franprix, grande sotte ! mais du sang prélevé sur sa victime... un délicious petit frichti pour se mettre en appétit pour la suite.
C'est le seul élément que j'ai retenu de ce livre (dont probablement je n'ai pas poursuivi la lecture, vu que c'était supposé faire flipper et que j'avais failli avaler mon dentier de rire... je n'ai pas chercher à connaître la suite... peut-être qu'il se fabrique un collier avec ses ongles... des trucs dans le genre).
On fabrique un quiz ??? ça te dit ?

Publié le 07 Mai 2024

@Catarina Viti. Début du Bêtisier discret de littérature bankable et je m'éclate ! "Allez hop ! Ouvrez vos romances en stock ou retirez-les de la poub’, osez fouiller les boites à livres. Malgré le drame qui se noue au fil des pages, éclot puis éclate, il y a parfois en ces lieux de quoi réprimer un rire, oh la honte, un rire sauvage et malveillant alors que l’héroïne souffre à n’en plus pouvoir hurler, surtout si elle a été bâillonnée par un geôlier prévoyant. Exemple, celui dépeint par Pierre Lemaître dans Alex, paru en 2011 : Alex est dans une cage en suspension au-dessus du sol et son geôlier vaque à ses occupations sans se soucier d’elle. Pourquoi l’a-t-il capturée, que va-t-il en faire, hum…
Mais c’est un exemple moyen, vu que ce roman est bon. Ma cible est plutôt de type bouse et baise et bons sentiments. " ALORS EUH... J'attends vos titres les plus nuls, idées les plus dinguotes, allez go, soyons dé-jantés - piautés, etc.

Publié le 06 Mai 2024

@Marie Berchoud.... "Bêtisier discret de littérature bankable" poï-poï-poï dis-donc... Vas-y Marie-Marie ! Go ! Déchaîne-toi. El pueblo unido jamas sera vencido.

Publié le 06 Mai 2024

@Catarina Viti, et complices. Pouce ! Je viens d'ouvrir deux fichiers, un sur la question universitaire posée, et... bah, un autre intitulée "Bêtisier discret de littérature bankable". Je rentre de balade, tempête mais un petit feu, des idées et hop, c'est reparti !

Publié le 06 Mai 2024

@Catarina Viti ! Il y a des éléments historiques qui ne peuvent être niés : exemple, la fin des usines, donc des ouvriers, depuis les années 80 et la mondialisation avec des salaires plus bas au loin, donc, du chômage en France et en Europe surtout pour les enfants d'immigrés un peu trop colorés... - mais si les Allemands ont accepté des boulots payés 5 € / heure, les Français préfèrent de beaucoup l'indemnisation du chômage, semble-t-il. Bilan : une France qui s'élève, enfants qui étudient, trouvent de meilleures emplois, etc., et une autre qui rame et parfois sombre... alors on est bien loin de "venger sa race" (Annie Ernaux, bien franchouillarde mais has been sur ce coup), il est juste question de survie, donc trafics divers, et replis identitaires et culturels. Je réfléchis..; et je tente de développer.

Publié le 06 Mai 2024

Bonjour @Marie Berchoud, et merci pour cet article.
Tu soulèves une sacrée question (politique ?), et j'aimerais que tu développes un peu : POURQUOI cet engouement pour le transfuge vers le haut ? Que souhaite-t-on fuir (collectivement et au niveau mi-conscient) ? Que cherche-t-on à nier ? La mort de la classe ouvrière / prolétariat ?
Dans une société où l'on renie le plancher, est-on condamné à "voler" ?
Allez, Bichette, au boulot. Ponds-nous un essai !

Publié le 06 Mai 2024

@Marie Chotek. Pour Arnaud Lagardère j'ai des doutes : écrire n'est pas considéré comme une activité rentable, mieux vaut un bon conseil d'administration ou plusieurs ; et puis faire retour sur soi... horreur ! Il y a des gens qui n'aiment que les miroirs flatteurs, autrement dit les yeux des autres bien disposés, bankables et payés. Il en va autrement pour les femmes et les faibles. Virginia Woolf dans "Une Chambre à soi" ( A Room of One's Own) "Seuls les femmes et les faibles savent écrire car leur observation résulte d'une souffrance" (je cite de mémoire)

Publié le 06 Mai 2024

@Marie Berchoud Je ne connaissais pas ce pastiche, je vais attendre un peu pour le lire car je conserve encore de mon amour pour Annie Ernaux. Le terme que vous utilisez à son sujet est tout à fait cela, dogmatique, mince, je n'arrivais pas à mettre la main dessus... Quel dommage car ses récits (peut-être pas les récents) sont tellement plus complexes que ce qu'elle donne à entendre.
J'ai ressenti la même déception envers Nancy Huston que j'aimais tellement lire et écouter. Elle, c'est plus sa complaisance actuellement qui me dérange... mais je lui garde aussi une petite place dans mon coeur de lectrice :)
En vous souhaitant de belles lectures et de belles écritures!

Publié le 06 Mai 2024

@Marie Chotek. Merci pour ces lignes. Moi aussi j'aimais beaucoup Annie Ernaux, celle de La Place, et aussi Les Années. Elle est devenue dogmatique et ça me dérange. Au point où j'en suis arrivée à lire le pastiche rédigé par pascal Fioretto, un maitre du genre : Annie Ernox "Les soldes chez BUT"; le bandeau rouge de l'ouvrage signale "Prix Nobel de littératchure". Pourquoi ce CH en plus ? sans doute pour se démarquer du véritable prix, éviter les attaques pour contrefaçon ; mais aussi pour rire et réfléchir : la littérature qui marche aujourd'hui est-elle à ch... ?

Publié le 06 Mai 2024

Voilà en effet de quoi mediter, merci pour toutes ces considérations... J'aime beaucoup Annie Ernaux, je devrais presque dire "aimais" tant parfois je la trouve devenue un peu trop systémariquement idéologique dans ce côté "venger sa race". Je trouve qu'elle et son écriture valent mieux que ce "venger sa race" surtout, qu'en définitive, sa race à elle paraît finalement plus France moyenne que France misère. Au contraire de celle d'Edouard Louis, qui, lui, pour le coup, passé son "En finir avec son Eddy Bellegueule", me paraît être de plus en plus ou complaisant, ou sinon franchement borné (malgré son talent ok).
Quant aux chutes sociales, qui n'intèresseraient personne en termes de littérature, je gage qu'il doit y en avoir... peut-être du côté des auteurs russes, certes classiques? Et quid surtout de celui ou de celle qui a écrit sur sa chute sociale? Cela existe-t-il? Arnaud Lagardère, Chute d'un héritier d''empire?!

Publié le 03 Mai 2024