Interview
Le 23 mai 2024

L’amour, la vie et la littérature. Par Marie Chotek

En quoi est-il si difficile d’aimer ? Est-ce une épreuve que d’aimer ? Certainement, si l’on en croit Rilke. Marie Chotek nous convie à une réflexion sur l’amour et son illustration en littérature. Romance ou grands romans d’amour : à vous de vous faire une idée.
L’amour, la vie et la littérature sur monBestSeller

Trouver l’amour n’est pas une mince affaire. Tomber amoureux, passe encore, mais aimer ?

Comme le dit le poète Rainer Maria Rilke dans Lettres à un jeune poète, "L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-même".

Voilà qui semble confiner à l’œuvre d’art... Mais en quoi est-ce si difficile d’aimer un autre être humain ? En quoi est-ce même une épreuve ?

C’est peut-être, déjà, parce qu’il demande un engagement de soi, dans la réalité d’un autre. Entendons-nous bien : personne n’est obligé à cela. Il n’est ici aucunement question de morale. On peut très bien voguer d’aventure en aventure, sans opter pour cette épreuve "la plus difficile". Il s’agit juste, ici, de s’intéresser à qui, amoureux d’une autre personne, est décidé à bâtir un amour pérenne avec cette dernière.

S’engager, au moins sur un terme un tant soit peu long, implique aussi un renoncement, ce qui est au moins aussi difficile. Le renoncement à toutes ces amours qu’on ne connaîtra plus (du moins durant le temps de cet amour-là). Le renoncement aussi au confortable fantasme de la Personne idéale, qui nous attend quelque part, comme aussi à cette croyance que l’amour va nous tomber dessus comme par enchantement et qu’il ne faut surtout rien tenter pour ne pas passer à côté.

S’engager et renoncer, cela peut expliquer que l’on ait peur d’aimer.

 

Un seul être vous manque, et tout semble dépeuplé

Certaines personnes, femmes comme hommes, ne se jettent d’ailleurs à l’eau que si elles ou ils sont sûr-e-s d’être en présence de ce qu’ils ou elles pourront appeler l’amour de leur vie. On peut passer ainsi à côté d’un certain nombre d’occasions (et rester vierge une vie entière). On peut aussi, malgré tout, tenter sa chance, mais très vite rejeter la personne rencontrée, car ne coïncidant pas avec ce que l’on attendait dans cette quête du Graal.

Parler de Dom Juan est la face flamboyante de l’affaire quand pour une femme, j’ai bien peur qu’il s’agisse d’un terme moins flatteur.

On parle communément de peur de l’engagement, qui peut être le signe d’une difficulté à accepter l’autre dans ses (nombreuses) imperfections, et en corollaire, on peut supposer aussi, la difficulté à s’accepter soi-même avec ses propres tares et défauts.

C’est l’inénarrable "Tu es trop difficile", plate expression qui recouvre tout un champ de doutes et de désenchantements, semés comme autant de mines sur le chemin de l’amour, cette "épreuve la plus difficile".

C’est parfois vrai, mais c’est parfois aussi plus compliqué que cela. On ne fait pas exprès d’être "trop difficile", c’est juste que non, décidément non, cela ne colle pas, une fois estompée l’euphorie des débuts. Alors la rupture survient, car pour certains ou certaines, comme le dit le célèbre adage, il vaut mieux être seul-e que mal accompagné-e.

 

L’amour selon Haruki Marakami

Certaines personnes, par ailleurs, ont été si échaudées qu’elles ont perdu toute envie de s’engager à nouveau. Je pense au troublant roman de Haruki Murakami, "Au sud du soleil, à l’ouest de la frontière". Hajime n’a pas oublié son amour de jeunesse, il a néanmoins fait sa vie, une femme, deux petites filles, un bar branché qui tourne et alors, quand cet amour de jeunesse réapparaît, sans se désengager de son amour marital, il se met à vivre, plus sentimentalement que physiquement, avec Hashimoto-san ce qu’il n’a pas pu vivre adolescent. Mais ce n’est pas tant à lui et à elle que je pense qu’à sa première petite amie de jeunesse, qu’il a laissée choir après l’avoir trompée. Cette dernière ne s’en est jamais remise. "Elle fait peur aux enfants", dit un ami à lui qui l’a recroisée par hasard des années après. Peur parce que toute vie l’a quittée, qu’elle est devenue âpre, méchante. "Je ne savais pas que parfois un être humain peut en blesser un autre, par le seul fait d’exister et d’être lui-même", se dit un peu penaud Hajime.

Lorsque l’on s’engage, on engage aussi l’autre. On peut parler de responsabilité, sans vouloir être trop plombant, du moins, de respect. Et il faut savoir se désengager avec honnêteté, respect encore une fois, adieu SMS balancé à la va-vite dans le noir de la nuit...

 

L’amour selon Milan Kundera

Je pense aussi à la peur d’engagement, si viscérale, de Sabina, la maîtresse de Tomas, dans "L’insoutenable légèreté de l’être", de Milan Kundera. Tomas s’accommode de l’engagement à sa façon, être en couple avec Téréza, mais vivre d’aventures régulières, notamment avec une artiste-peintre Sabina, sa maîtresse d’amour pourrait-on dire. Lorsque Franz, un autre de ses amants, lui propose de tout quitter pour elle, Sabina prend aussitôt la poudre d’escampette. Si Sabina a peur de l’engagement, c’est qu’elle a peur avant tout de ne plus être libre, en tant que femme et en tant qu’artiste. Elle veut être la seule à avoir la main sur sa vie. Sabina est prête à rester libre, quitte à flotter de lieu en lieu, d’homme en homme, sans jamais s’ancrer nulle part (demeurer infiniment légère, libre de toute attache).

 

L’amour "en vrai" selon Beauvoir et Sartre

De là, j’en viens au couple mythique Sartre-Beauvoir. Étant entendu que l’amour fidèle est bourgeois, possessif et mesquin, chacun des deux sera libre de vivre ses aventures à côté. Simone de Beauvoir a ainsi vécu une vraie histoire d’amour avec un Américain qui, cela dit en passant, était étonnamment macho quand on connaît le profil de Simone. Enfin, il l’aura au moins révélée en tant que femme... Outre qu’il suppliait (ordonnait) à celle-ci de quitter Sartre pour être à lui tout entière ("Je vous mérite" !), Simone ne voulut pas laisser tomber « ce pauvre Sartre » auprès de qui elle se sentait fondamentalement engagée. Moralité, cet amour de tête resta l’engagement amoureux de sa vie et on peut penser que Simone de Beauvoir toucha du doigt ce qu’engagement voulait fondamentalement dire : si on aime vraiment, à un moment, il n’y a pas de place pour trois. L’engagement ne tolère visiblement pas l’éparpillement. Les couples dits libres durent rarement toute une vie...

Bien sûr, chacun est libre d’aimer sans s’engager, tel Sabina, cependant, il devra en accepter l’insoutenable légèreté à vivre ainsi sans ancrage.

 

L’amour selon Oscar Wilde

J’ai gardé le souvenir d’une nouvelle d’Oscar Wilde, où un homme, fort myope, tombait amoureux d’une femme entrevue au loin dans une salle de théâtre, dont il allait jusqu’à demander la main... pour la rejeter avec horreur en s’apercevant que de près, elle était vieille et laide. Impossible d’en retrouver le titre (je suis preneuse si vous l’avez).

Ce qu’il y avait de comique, c’était le fait de s’engager à vie, du moins pour un temps assez certain, sur la base d’une illusion... d’optique ! L’amour (si on le cherche) est affaire sérieuse, on ne saurait aimer, et donc s’engager, sur une illusion qu’elle soit d’optique ou autre...

 

L’amour selon Gustave Flaubert

Il y a l’illusion un tantinet midinette façon Emma Bovary. Elle tombe amoureuse parce qu’elle veut être cette femme qui vibre, qui vit l’amour, le vrai, qui s’y brûle ou qui s’y noie comme dans les romans qu’elle lit. L’ironique Flaubert n’est pas tendre avec cette malheureuse, tristement engagée auprès de son morne mari, engagement certes plus proche de l’enlisement. Mais voilà que lorsqu’elle veut s’en désenliser, de cet amour conjugal, elle se trompe d’homme, une fois encore. Pour s’engager vraiment en amour, il faut quand même être dans le réel, savoir quitter le fantasme pour entrer dans la vérité de ce que l’autre est, et de ce que l’on est, soi.

 

L’amour selon Stefán Zweig

De même, la malheureuse Édith dans "La pitié dangereuse" de Stefán Zweig, cette jeune paralytique qui s’éprend d’amour on peut dire hystérique, et hélas fatal, pour le jeune lieutenant Anton. Celui-ci, en faisant montre de pitié à son endroit, a cru bien faire et, il faut bien le dire, se rengorge abusivement de sa généreuse pitié. Édith, elle, n’a pourtant pas confondu la pitié avec l’amour, car cette jeune fille est aussi passionnelle qu’intelligente, non, elle a juste cru que, malgré la pitié, ce dernier l’aimait. Hélas (ou tant mieux), on ne peut forcer quelqu’un ni à aimer, ni à s’engager, et si le jeune Anton s’est montré bien idiot et peu psychologue avec cette pauvre Édith, il n’en est pas moins "innocent" dans son absence d’attirance pour cette dernière.

 

Le contrat amoureux de Sophie Fontanel

Je conclurai avec "L’amour dans la vie des gens", de Sophie Fontanel, une méditation douce-amère sur ce qu’aimer, et s’engager veut dire pour elle dont le cœur, visiblement, déborde. L’amour, pour cette idéaliste et cette grande sensible qu’elle est, semble vraiment être "l’épreuve la plus difficile"... J’aime, entre autres, cette phrase, pêchée parmi les multiples réflexions de son livre : "Ma gardienne, le courrier à la main : si on aimait que les gens qui nous aiment, qui commencerait ?".

Car oui, il faut savoir à un moment faire le premier pas, pour espérer s’engager. Et il faut aussi savoir renoncer à tous ces autres et toutes ces autres qu’on ne rencontrera plus. L’amour au long cours, comme une sorte de contrat social à la Rousseau : je renonce à ma liberté pour vivre en paix, en sécurité, avec l’être aimé.

Et ce, en dehors de toute morale. Car après tout, nous sommes bien d’accord, chacun fait bien ce qu’il veut du moment qu’il ne cause pas (trop) de dégâts...

 

Marie Chotek

 

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Merci à toutes et à tous pour ces retours très nourris... le boulot (idiot) m'a empêchée de vous répondre et surtout de vous lire plus tôt!
Oui moi aussi je garde un souvenir fort de "Kafka sur le rivage", et oui moi aussi je ne me suis jamais identifiée à Madame Bovary. En revanche, je ne me sens pas aussi libre que Sabina, je suis sans doute un peu trop sage ou terre-à-terre... eh oui.
L'amour sans confiance, en effet, semble presque oxymoresque... Il y avait un article dans Le Monde sur des couples s'essayant à l'amour libre, eh bien finalement, ça ne marchait pas trop. Il y a sans doute une contradiction de taille en nous, humains : le fort besoin de stabilité et l'envie tenace de renouveau (que l'on traduit peut-être par des achats compulsifs?! j'ose cette psychologie de café du commerce... mais viennois ahah).
Enfin, oui, je n'ai pas traité de la douleur, car j'étais partie sur l'engagement (qui peut être douloureux, certes), et puis, quand même, il y a des amours (globalement) heureuses. Merci en tout cas, vous avez été très inspirés et c'est avec énergie que je m'en vais me plonger dans mon boulot (idiot)...

Publié le 04 Juin 2024

L’amour, c’est peut-être quand on désire encore être avec quelqu’un dont on connaît pourtant tous les défauts.

Publié le 26 Mai 2024

L’amour est une notion très large, qui demande, comme vous l’avez fait, à être rattachée à d’autres concepts : dans ma représentation, trois sont fondamentaux, la confiance, la fidélité et le respect. Pas d’amour sans confiance parce que l’amour s’épanouit dans un climat où on ne surveille pas l’autre, où on ne cherche pas à le contrôler, à le manipuler, à avoir une emprise sur lui, ou encore à le juger ou à vouloir le changer en autre chose que ce qu’il est.
Pas d’amour sans fidélité parce que l’infidélité abîme la relation de confiance, parfois de façon irrémédiable.
Pas d’amour sans respect de l’autre dans sa différence et sa liberté fondamentales, respect qui concrètement se traduit au quotidien justement par la confiance que j’ai en l’autre, confiance qui est comme un saut dans l’inconnu, lequel suppose au préalable prudence et discernement et donc un temps où l’on fait connaissance.
L’erreur est peut-être de vouloir aller trop vite. Je pense que l’amour se construit et s’approfondit lentement, en même temps que la connaissance de l’autre. Faire connaissance vraiment avant de vivre ou de faire l’amour, si l’on veut éviter des blessures dont on peut mettre longtemps à se remettre.
Hier j’étais au mariage de deux amis qui ont attendu 19 ans avant de passer à la mairie. Un bel exemple que le temps et l’amour vont de pair dans la fidélité, le respect et la confiance !
Merci pour votre tribune.
P.S. : Si l’amour est une épreuve c’est au sens où le vivre demande beaucoup de qualités (qui s’apprennent avec le temps) ; donc c’est difficile, ce n’est pas le chemin évident où il n’y a pas d’efforts à faire. En retour, ça nous fait grandir et mieux se connaître, soi et l’autre. Et sans l’amour, on reste sans doute trop tourné vers soi et c’est un peu comme une vie sans horizon ou une mer sans large. Aimer est une voie pour se dépasser, en cela ça rejoint l’art : art d’aimer, art d’écrire (le premier est à mes yeux plus indispensable que le second!)

Publié le 25 Mai 2024

Dans votre large exploration du sentiment amoureux en littérature, vous citez à raison Murakami. Ses descriptions et ses points de vue sur l’Amour sont singuliers, au moins par leurs illustrations. Dans 1Q84, il joue habilement sur la dimension temporelle : Aomamé et Tengo sont séparés par des réalités parallèles et le temps devient un obstacle majeur à leur union. Il nous parle ainsi, à sa façon, de la fragilité et l'impermanence des relations humaines. Dans "Kafka sur le rivage", pour moi son meilleur roman, il montre de manière subtile combien l'amour et la recherche de soi sont entremêlés. Il nous dit que l'amour est davantage une quête métaphysique qu'une simple émotion humaine.
Bravo pour votre excellente tribune.

Publié le 24 Mai 2024

Merci @Marie Chotek, pour cet article qui nous a convié à une réflexion sur l’amour à travers son illustration en littérature. L’amour est le sel de la vie.
Oui, que de définitions, de manières de l'appréhender (ou de se faire appréhender par lui). J'en parle d'autant mieux que ma vie est faite de rencontres inoubliables, d'un amour unique aussi, inaltérable, qui flotte dans un doux parfum d’éternité.
Je plains celles et ceux pour qui il a été difficile d’aimer. Celles et ceux pour qui aimer a été une épreuve.
Le sujet est inépuisable et probablement le plus beau cadeau que la vie puisse offrir. Et comme j'aime beaucoup madame de Sévigné, je terminerai par cette citation, dans une lettre à sa fille le 9 mars 1672 : « L’amour est plus fort que toutes les raisons. »
Merci de nous l'avoir rappelé. MC

Publié le 24 Mai 2024

Joli panorama. Je dis "joli" car il évite avec astuce la douleur, la mort, la perte, etc. Et parce qu'il y un des après, contrairement à ce que chantait Greco, "il n'y plus d'après à saint-Germain des Prés". Et puis comme Saint-Germain-des Près n'est plus, comme tout Paris d'ailleurs, "il faut regarder par la fenêtre" (Ionesco, "Rhinocéros"), vive l'imagination et que vivent les rencontres aussi.

Publié le 24 Mai 2024

Je ne peux résister à cette occasion de citer cette scie saintexupéryenne de haute volée (forcément, un aviateur...) qui veut qu'aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction.
Si l'on y réfléchit un peu, cela ne manque pas de bon sens, en ce sens qu'on s'évite ainsi le spectacle toujours navrant d'une verrue, d'un lupus, d'une rosacée sur le visage de l'être aimé (ou, plus simplement, "de lui voir toujours le nez au milieu de la figure"). Voilà très certainement la recette des couples qui durent.

Publié le 24 Mai 2024

"L'amour, la vie, la littérature", vaste sujet ! Autant d'Êtres, autant d'écrivains, autant de vécus et leur pléthore de singularités, de nuances et d'excès.
Je me souviens m'être totalement identifiée à Sabina, plus jeune, à la lecture de "L'insoutenable légèreté de l'être". Jamais à Emma Bovary, par contre :-).
"Et ne pensez pas que vous puissiez diriger le cours de l'amour, car l'amour, s'il vous trouve digne, dirige votre cours", a écrit Khalil Gibran. L'amour ne se provoque pas, l'amour se présente et se laisse cueillir. Peu importe ce que ses fleurs nous réservent, car ""Où il y a de l'amour il y a de la vie", affirmait à juste titre Gandhi.
Merci pour ce billet, chère @Marie Chotek.
Amicalement,
Michèle

Publié le 23 Mai 2024