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Le 27 jui 2016

TANAGA d'Alice Quinn - Saison 2 - Chap 11 : Le Puits

Nouvel épisode de TANAGA, la série d'héroïc fantasy d'Alice Quinn à retrouver et à lire en ligne gratuitement tous les mercredis et samedis sur le site. Saison 2 : TORFED - Chapitre 11 : LE PUITS.
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Chapitre 11
Le Puits

Ils entrèrent dans une grande salle où régnait un désordre indescriptible. Partout des armes sorties de leur rangement, des fourreaux, des coffres ouverts, des munitions éparpillées.
Des soldats couraient dans tous les sens, criant des ordres que personne n'écoutait. Quelques-uns venaient mourir dans des coins. Du sang maculait sol et murs.
– Ici aussi, il y a un petit peuple des armées qui veille sur le matériel et fait semblant de semer un faux désordre ? demanda Théo avec ironie à Nalyd.
– Non. Ici ce que tu vois n'est pas une illusion. Nous sommes à la périphérie de la mêlée et ce désordre exprime la déroute de notre armée. La plupart des grands généraux ont dû être touchés. Soit tués ou blessés, soit dévorés de l'intérieur. Au début, ils ne s'attaquaient qu'à l'esprit de nos bardes, savants et poètes, ainsi qu'aux astronomes et érudits. À présent que nos plus doués sages sont tous atteints, à part le Clairvoyant, bien sûr, ils s'en prennent à nos chefs d'armes. Ce que tu vois là est la salle d'armes d'une armée sans têtes.
– Mais, je croyais que l'armée du Peuple Glorieux était forte ? Des combattants sans peur, protégés par des sortilèges puissants.
– Oui, mais depuis l’invasion de Torr del Bab, tout a été anéanti. Comment commander des bataillons qui ne saisissent rien aux ordres et ne se comprennent même pas entre eux ? Et quel est le mage qui pourrait entourer l'armée de protections invisibles ? Ils sont tous errants sans but et sans pensée, dépossédés de leur science, dévorés de l'intérieur par les Écorcheurs.
– Mais la Reine ? Elle est dans la mêlée ? Il faut aller la secourir.
– La Reine est encore entourée de boucliers invisibles qui la protègent de toute atteinte. Pour l'instant. Car elle connaît quelques envoûtements. Quand ses sortilèges donneront des signes de faiblesse, il faudra que son Armée des Lumières, c'est-à-dire vous cinq, soit auprès d'elle pour la protéger. Fais vite, prends ton armure.
Théo jeta un rapide coup d'œil circulaire et elle la reconnut aussitôt. C'était bien son armure. Celle de Fennec des Sables. Son chèche noir à rayures, son heaume conique à nasal, son écu en peau d'oryx, son torque d'or et sa cape cramoisie.
Semblable en tout point aux éléments qu'elle s'était choisis dans le Jeu, pour son effigie.
Incroyable.
Quelle mémoire enfouie au plus profond de ses gènes lui avait-elle soufflé, quand elle jouait, de choisir ces éléments-là plutôt que d'autres ? C'était comme si elle avait été branchée sans aucune interruption sur sa vie dans le Tanaga.
Dans un petit coin de son corps, elle n'aurait su dire s'il s'agissait de son cœur, de sa tête, de son sang, quelque chose savait.
C'est ainsi qu'elle avait pu traverser toutes les épreuves victorieusement.
Elle connaissait depuis longtemps les Écorcheurs. Ils étaient les ennemis de son peuple. Elle les avait déjà combattus.
Et si le Jeu avait été un moyen, pour les Écorcheurs, de forcer les Pèlerins Glorieux à se déloger de leur refuge dans le Monde Nouveau, afin de tenter de les capturer, voire de les détruire, il ne faisait aucun doute qu'il avait été aussi un moyen pour les Pèlerins de se retrouver et de débusquer les Écorcheurs de leur sournois retranchement, afin de pouvoir enfin en venir à bout. Éradiquer ceux qui avait anéanti le Tanaga, le transformant en Monde Perdu.
Il fallait lui redonner nom et vie. Il fallait rendre tout son éclat à la Reine Privée de Lumière. Que le Temps des Écorcheurs soit gelé. Que cette peste soit détruite à jamais.
Y parviendraient-ils un jour ? Elle ne connaissait pas encore le résultat de cette épopée, mais ce dont elle était sûre, c'est qu'à présent la Terre aussi était en danger.
Le Monde Nouveau avait été découvert par les Écorcheurs. Ils avaient utilisé d'abord des voies numériques et virtuelles et ils avaient ensuite trouvé un Passage, attirés par la force imaginative des Pèlerins, qui avaient servi malgré eux de passerelle à leurs pires ennemis.
Et ils avaient commencé à semer le chaos, facilités dans leurs tâches par le fait que pour l'instant, les Terriens ne pouvaient les voir.
Théo devait empêcher les Écorcheurs d'instaurer leur Temps des dans le Monde Nouveau.
Théo était venue pour cela. Elle avait essayé de rejoindre les Cinq par l'intermédiaire de cette fameuse Galerie du Plenum et du Clairvoyant, mais apparemment, quelque chose avait foiré dans son transfert et elle s'était retrouvée en plein cœur d'une mêlée historique qu'elle, ou son double, avait déjà vécue en d'autres temps.
Allait-elle, de ce fait, connaissant l'issue du conflit, parvenir à l'éviter et à dévier les pièges ?
Ou cette connaissance de l'avenir allait-elle lui permettre de faire en sorte qu'il advienne, c'est-à-dire que ce serait grâce à elle et à sa survenue impromptue et non prévue dans la guerre du Tanaga que la Reine allait pouvoir être mise à l'abri ? Les Cinq Pèlerins pourraient ainsi se cacher quelque part dans le Monde Nouveau ? D'autres personnes organiseraient une Persistance avec des lieux de passage d'un monde à l'autre, pour qu'un jour le sauvetage soit possible ?
Mais autre chose tracassait Théo. L'Inspirée lui avait recommandé de ne pas créer d'interférences entre les deux Mondes, au risque de se perdre.
Que faire à présent que des contacts s'étaient établis ? Heureusement, il semblait que les habitants du Tanaga ne réalisaient pas vraiment qu'elle venait d'un autre Monde et d'un autre Temps. Cela la mettrait-elle hors de danger de non-retour ?
Elle n'aurait les réponses à ces questions qu'au moment où elle tenterait de rejoindre la Terre. De nos jours.
Là elle saurait si tout était raté et si elle devrait dorénavant errer pour toujours dans le Monde Perdu, en proie au Temps des Écorcheurs. Elle secoua la tête. Il n'était plus temps de spéculer mais de se battre, ici et maintenant.
Enfin, avec Nalyd et Zerda, après avoir monté des centaines de marches irrégulières, ils atteignaient une plate-forme immense, accablés par un soleil de plomb. Ils étaient sur le toit du donjon sud de la forteresse.
Il sembla à Théo qu'elle était sur le toit du Monde. Et en effet, Nalyd lui expliqua :
– Nous appelons ce lieu le toit du Royaume Glorieux. Seuls les hauts dignitaires y ont accès, afin d'y accomplir des rites ancestraux ou d'y tenir des réunions secrètes. Pour l'instant, il n'a pas encore été touché par l'événement de Torr del Bab. Les sortilèges qui le protègent sont puissants. Et leurs pouvoirs sont gardés par nos Dragons. Remarques-tu que tu comprends de nouveau tout ce que je dis ? Il en sera de même avec tes compagnons. Tu dois d'abord aller faire allégeance à Kahen, le dragon gardien du toit du Monde. Mais ne t'inquiète pas, pour toi, ce n'est qu'une formalité.
– Je comprends tes mots, Nalyd, mais je ne pige rien à ton discours, lui répondit Théo.
C'est alors qu'elle réalisa que l'immense sculpture à écailles bleu turquoise qui s'étendait devant elle sur une partie de cette haute terrasse palpitait doucement. Elle sursauta. Par les rognures avariées de détritus puants ! C'est pas de la blague, c'est un vrai dragon ?
Effrayée, mais craignant encore plus de s'enfuir et d'être abattue dans le dos par un coup de la lourde queue du dragon, Théo s'agenouilla instinctivement devant la masse dont elle ne parvenait pas à distinguer, pour l'instant, la face et elle baissa la tête.
Un hennissement puissant, entre le rugissement du lion, le vagissement d'une sirène de paquebot et le grincement d'un immense portail d'acier rouillé lui répondit, tandis que le dragon sortait la tête qu'il avait enfouie entre ses pattes avant, à la façon d'un chat pelotonné pour dormir, afin de l'examiner.
Des fumerolles roses giclaient de ses naseaux, créant un contraste harmonieux avec la couleur de ses écailles.
Ses yeux, vert émeraude, lisses et nacrés, dardaient leurs feux sur elle et elle se souvint in extremis, pour l'avoir lu dans des contes, qu'il ne fallait jamais regarder un dragon dans les yeux au risque d'être pétrifié.
Le hennissement se transforma en ricanement féroce et le dragon approcha ses naseaux de Théo pour la renifler, tandis que de la bave collante dégoulinait de ses babines sur son armure.
– Hé, là ? cria Théo en se reculant pour protéger ses vêtements de la salive acide du monstre.
– Quel est ton nom ? lui demanda une voix à la fois caverneuse et grinçante.
– Théo... heu... Arodœht.
– Pourquoi ne me regardes-tu pas dans les yeux ? Qu'as-tu à cacher ?
Me voilà bien ! se dit Théo. Est-ce que c'est un piège ? Ou est-ce que je peux le regarder sans danger ?
– Nalyd ? cria-t-elle, fixant toujours le dragon au cou, afin d'éviter son regard. Dis-moi si je peux le regarder dans les yeux ?
– Bien sûr, pourquoi ? C'est quoi cette crise ?
Théo souffla un grand coup, soulagée et regarda le dragon bien en face, en lui expliquant :
– J'ai lu dans un conte que les dragons sont sournois et que si on les regarde dans les yeux on peut être transformé en pierre.
– Je ne savais pas que tu étais partie en voyage, Arodœht. Je croyais que tu avais été décervelée en partie par les Écorcheurs et que tu voulais nous le cacher. As-tu oublié que nous, les Dragons, sommes les gardiens de votre civilisation ? Mon cousin, Sitet, a été approché par un soldat de la cohorte des Volants et il n'est plus que l'ombre de lui-même. Amaigri, il plane dans les airs sans but, sans plus même savoir son nom, dévorant de temps en temps une jeune fille sans savoir ce qu'il fait, attiré par les robes blanches, comme un enfant qui désire une poupée. Il n'a plus de raison d'être et sa vie n'a plus de sens. Il a perdu le langage ancien et ne parle que par onomatopées, comme un arriéré mental. Je ne veux pas lui ressembler. C'est pourquoi je n'ai jamais mis autant de cœur dans ma mission qu'à présent.
– Et cette histoire de regard, alors, c'est quoi ?
– Bon, d'accord, c'est vrai. Enfin c'était vrai dans des Temps anciens, immémoriaux pour vous, alors que le Tanaga ne s'était pas encore érigé. À l'époque, les humains communiquaient par borborygmes. Et les dragons pouvaient figer pour l'éternité celui qui le regardait dans les yeux. Mais le langage s'est formé lentement. Et pas tout seul. Il aura fallu pour ça l'aide des choses et des lieux, de l'animé et de l'inanimé, du minéral et du végétal. Chaque objet accouchait de son nom, ainsi le Verbe était Unique. Connaître un nom était avoir tout pouvoir sur la chose. C'est ainsi que les hommes nous ont enjôlés, nous rendant inoffensifs. Nous sommes devenus leurs alliés. Pour moi, tout a commencé il y a environ trente mille cinq cents ans. J'étais alors dans la force de l'âge et bien que...
Les autres Pèlerins, qui attendaient Théo, s'impatientaient :
– Ça va, Kahen ! Tu raconteras ta vie plus tard ! Viens, Arodœht, nous t'attendons. La Reine aussi.
Théo se releva, avec un geste d'excuse et un sourire gêné à l'attention de Kahen qui se détourna en haussant les épaules. Ce simple mouvement provoqua une onde se répercutant tout au long de sa colonne vertébrale jusqu'au bout de sa queue, qui frappa sec le sol à l'en faire trembler.
– Ne t'inquiète pas, dit-il. Vas-y. J'ai l'habitude de leur insolence. Ils sont si jeunes.
Théo s'approcha alors des autres Pèlerins. Ils formaient un cercle étoilé à cinq branches, dont l'une des pointes manquait. Tout naturellement, elle se posta à la place qui l'attendait. Pourtant, elle eut l'intuition qu'elle ne prenait pas simplement place dans un espace vide, mais qu'elle intégrait un autre corps, déjà présent. En effet, personne ne la salua ni ne sembla remarquer qu'elle venait d'arriver.
Et elle se sentit, à partir de ce moment, plus riche, plus complète, comme si deux Théo étaient en elle. L'une ignorait tout des rites et usages des personnes qui l'entouraient et l'autre, parfaitement à l'aise, était au fait de tout ce qui se disait et s'échangeait au sommet de ce haut donjon.
Elle ne put s'empêcher de demander :
– Hé, les gars ? Les Pèlerins, vous êtes passés par où, vous ?
Les quatre autres la regardèrent d'un seul mouvement, la foudroyant du regard. Nebur se pencha vers elle :
– Essaie de ne pas trop te faire remarquer. On t'a déjà attendue assez longtemps. De quel Passage parles-tu ?
À cette question, Théo saisit qu'ils n'étaient pas venus du Monde Nouveau. Et même qu'ils n'avaient jamais quitté le Monde Perdu. C'est-à-dire le Tanaga qui ne s'était pas encore perdu.
Tout cela finissait par être vraiment compliqué.
Mais malgré sa difficulté à comprendre, elle concevait bien qu'elle avait devant elle les authentiques Pèlerins Glorieux. Ceux de la première génération. Les vrais. Ce qui ne manqua pas de l'impressionner grandement.
Plus que tout ce qu'elle avait déjà vécu de prodigieux ces temps derniers.
Leurs mains se rejoignirent. Théo ne comprenait pas grand-chose à tout ce cérémonial, mais elle se disait que devant l'urgence de la situation, il valait mieux se plier au rituel, agir et ensuite mettre à profit un avenir peut-être plus calme pour réfléchir aux événements.
Il lui faudrait donc être extrêmement attentive et enregistrer chaque détail dans sa mémoire.
Elle observait les autres. Elle pouvait les nommer par leurs pseudos et même par leurs noms sur Terre, dont elle se souvenait parfaitement grâce à sa bague d'eau.
Cette histoire de nom devenait alambiquée. Il lui fallait encore maintenant, parce qu'elle était dans le Monde Perdu, prononcer leurs prénoms à l'envers ?
Elle reconnaissait bien Glaive d'Or/Fatou, soit Uotaf, à son plumeau de feuilles de palmiers séchées dressées sur son casque, Dream Song/Owen, donc Newo, avec ses peintures blanches sur la peau, OEil de Faucon/Ruben, Nebur et sa coiffure de plumes. La dernière, au costume proche de ceux des samouraïs, était forcément Ciel qui Gronde/Feng, de son vrai nom Gnef...
Ce fut Dream Song, alias Owen, ah oui, pardon, Newo, qui prit la parole. Il leva les deux mains sans lâcher celles de ses voisins les plus proches, au-dessus de la tête et dès qu'il se mit à psalmodier, un vent enfla autour d'eux, emportant ses paroles au loin.
– Par les cinq éléments de tous les univers, par l'eau, la terre, la mer, le feu et l'air, nous sommes réunis pour un dernier combat. Nous sommes l'ultime espoir du Royaume Glorieux. Notre tâche est simple : exfiltrer la Reine lorsque ses protections faibliront, afin de la mettre à l'abri d'un carnage qui la déposséderait de ses facultés mentales. Lui trouver un refuge afin qu'elle puisse attendre notre retour. Découvrir où est le Clairvoyant afin qu'il nous indique un passage vers un autre monde. Laisser des pistes afin que la Persistance puisse s'organiser et nous permette à. la fois de franchir des passages, de nous reconstituer, de retrouver notre monde lorsqu'il en sera temps. Que chacun emporte ces directives avec lui dans cette poche d'air !
Newo lâcha les mains de ses voisins et souffla dans ses paumes réunies. Aussitôt, les Pèlerins semblèrent saisir au vol ce qui leur était envoyé par ce biais et ils rangèrent les mots invisibles dans la gibecière qui pendait à leur cou. Théo, surprise, les imita avec un temps de retard.
Newo avait le don d'enfermer ses paroles dans une poche d'air. Très bien. Le problème était qu'il semblait que les autres parvenaient à visualiser cette poche et pas elle. Elle ne savait si elle était parvenue à l'attraper et à la ranger elle aussi dans son escarcelle, ou si elle n'avait saisi que du vent.
De toute façon, se fit-elle la réflexion, il n'y a aucune directive là-dedans. Que des questions.
Nebur, qui lui tenait la main sur sa gauche, lui chuchota :
– Concentre-toi et arrête de faire du mauvais esprit, Arodœht ?
Encore un qui lit dans mes pensées ? Décidément, je suis un livre ouvert en ce moment ? marmonna intérieurement Théo.
À ce moment, les Pèlerins se saisirent de leurs épées et ils les brandirent des deux mains bien au-dessus de leurs têtes, dans une position où les pointes se touchaient.
– Par Lug, Luz, Lup, Lud et Lun, les Pèlerins sont un et combattent sans faillir.
Sans aucun effort, les mots avaient jailli de la bouche de Théo en même temps que les autres. Ils la galvanisaient, l'enthousiasmaient, la soulevaient vers des cimes qu'elle n'aurait pu soupçonner.
Et bien qu'en même temps elle perçût en elle doute et peur, elle savait que ces mots la portaient au-dessus de ses craintes vers l'avant, vers le chemin à suivre, le seul. Vers son destin.
Les Pèlerins se levèrent alors tous ensemble et foncèrent en hurlant vers l'escalier de la tour. Théo chercha le regard de Nalyd, car il n'était pas un guerrier et elle ne savait pas quand elle le reverrait. Il lui lança un regard complice, qui semblait dire de ne pas se préoccuper de lui, qu'ils se retrouveraient en temps voulu. Il disparut à ses yeux et Zerda avec lui.
Elle se demandait où ils avaient bien pu passer quand l'énorme masse du dragon gardien qui occupait les trois quarts de la plate-forme se souleva et, dans un bruissement d'ailes assourdissant qui provoqua une tornade déséquilibrante un peu à la manière d'un hélicoptère, Kahen s'éleva dans les airs.
Le dragon plana au dessus des Pèlerins un moment. Juste avant de s'engouffrer par la basse porte, ils se retournèrent vers lui pour le saluer et il leur annonça :
– Je vais rejoindre les terres du Nord car ici le Royaume Glorieux n'a plus besoin de moi. Là où vous irez, mes amis, n'oubliez jamais que les dragons étaient vos alliés.
– Pourquoi ne vient-il pas se battre avec nous ? demanda Théo.
– Les territoires du Nord sont aussi envahis par des cohortes de Volants, sous les ordres de Kurun, lui répondit Nebur. Et notre armée de vrais dragons a mobilisé toutes ses forces sur ce front plus vaste en une gigantesque bataille aérienne.
Théo ne s'attarda pas à tenter de comprendre ce qu'il avait bien voulu dire. Kahen lança un dernier :
– Si d'aventure vous avez besoin de moi, vous savez comment m'appeler.
Les Pèlerins le virent s'éloigner et disparaître dans les lourds nuages noirs qui barraient le ciel.
Ben non, justement, je ne sais pas, pensa Théo. Nalyd doit savoir, lui, mais où est-il maintenant ?
Les événements qui suivirent emportèrent Théo dans un tourbillon qui ne lui laissèrent plus de répit.
À la suite de Newo, les Pèlerins s'engouffrèrent dans l'escalier tortueux et débouchèrent sur une vaste étendue au centre de la cité, où broutaient divers animaux.
Il y avait là des chevaux, bien sûr, mais aussi de nombreux cerfs blancs, des chameaux et des éléphants, des zèbres et même des aigles sanglés. Aux harnachements qui les habillaient, Théo comprit qu'il s'agissait là de l'écurie. Elle allait donc enfin connaître la monture des Pèlerins.
Elle n'eut guère le temps de chercher ou d'hésiter. Newo siffla légèrement et cinq chevaux graciles, transparents comme le cristal (Théo devait s'apercevoir très vite qu'il s'agissait plutôt d'une sorte de glace), rayonnant de flammes bleutées, une corne lumineuse en spirale vissée sur le front, se précipitèrent vers eux. Des licornes ?
Théo vit soudain l'un d'eux se détacher des autres pour venir poser son museau contre son épaule. Elle constata sans réelle surprise qu'il portait sur ses flancs un léger voile transparent brodé d'un motif doré représentant un fennec. Une voix douce jaillit de la mâchoire de l'animal.
– Monte, Théo.
C'est pas vrai... Je rêve... Il parle ? pensa-t-elle, ébahie.
– Bien sûr que je parle. Ainsi, c'est vrai que ton passage dans le Monde Nouveau a effacé ta mémoire ?
Et en plus, il lit dans mes pensées, lui aussi ?
– Exactement, répondit le cheval licorne de feu et de glace. Et sache que ce n'est pas IL mais ELLE, qu'il faut dire en parlant de moi. Je te raconterai un jour tout ce que nous avons déjà fait ensemble et surtout comme tu étais maladroite quand tu as appris à me monter !
Un rire moqueur s'échappa de sa bouche.
– Ça va ? C'est pas la peine de se moquer, se vexa Théo.
– Allez, monte, ne te fâche pas, lui répondit le splendide animal avec bienveillance.
– Mais comment ? Je ne peux pas monter... Tu...
Elle ne savait pas très bien comment dire. Mais il était clair que cet animal était intouchable. Il paraissait à la fois fait de feu et de glace et, si tel était le cas, elle serait ou brûlée ou transie de froid à son contact.
– Cesse de te poser tant de questions. Tu verras bien, une fois sur moi, ce que tu ressentiras. Ah oui, au fait, tu ne dois plus t'en souvenir... Je m'appelle Fulgur.
Émerveillée, Théo sauta avec légèreté sur Fulgur. Et en effet, elle ne ressentit aucune des sensations qu'elle avait imaginées. Ses fesses n'étaient pas glacées une fois posées et ses mains ne se calcinaient pas au contact des rênes en flammes.
C'était étrange. Fulgur était à la fois un être vivant et pourtant composé de cellules changeantes, de matières en fusion mais sachant également intégrer des états de solidification ou de liquide à son gré.
– Et tu n'as pas tout vu ! railla la licorne. Je me transforme à ma guise au contact de l'eau et du feu. Je suis immortelle. Où que tu ailles, tu me retrouveras toujours lorsque tu auras besoin de moi, au cœur des batailles...
La sensation était grisante. Elle se sentait invincible. Sa bague décuplait son énergie, son épée la galvanisait et de se sentir juchée ainsi sur cette monture extraordinaire la remplissait d'un sentiment de force toute-puissante au-delà de la réalité.
Son destrier, amalgame de feu et de glace, s'avérait un être de pure lumière et elle-même paraissait projeter des étincelles autour d'elle.
Les Pèlerins pénétrèrent au cœur de la bataille qui faisait rage dans la cité-palais.
La vision qui s'offrit à eux était celle d'une mêlée indescriptible. Des centaines de corps tourbillonnaient en un ballet macabre dans le vacarme assourdissant des armes qui s'entrechoquaient.
Des cris, des râles, des insultes fusaient. Le sang giclait, éclaboussant les murs de la cité.
Les féroces guerriers de Miyader, visière rabattue sur leurs mufles hideux, groins découvrant les dents, plantaient armes et crocs dans leurs victimes, comme des chiens de combat acharnés à détruire.
Les quelques gardes du palais qui pouvaient encore faire face résistaient de leur mieux, mais ils étaient en nombre insuffisant face à la masse noire et grouillante qui déferlait sur eux.
Un petit détachement de soldats de la Reine, reconnaissables à leur casaque bleu azur et à leur cuirasse dorée, essayait de contenir une cohorte de Rampants hurlant comme des loups, leurs gantelets garnis de longues pointes d'acier cherchant le passage vers la gorge des hommes.
Derrière eux, brandissant sa longue lance, la Reine elle-même, montée sur Lully, tentait de repousser l'attaque. Elle était cernée par plusieurs soldats de la cohorte des Pakhus, énormes, gras, chauves, recouverts de leurs armures poilues, mammouthiennes, dirigés lourdement par Molter, bouffi, adipeux, pesant.
Leurs regards semblaient vides et ils s'approchaient d'un pas lourd qui ébranlait les pavés de la cour, tels de malfaisants sumos.
Les Pèlerins échangèrent un regard chargé d'amertume. La situation paraissait désespérée. Mais il fallait se battre. Pour le royaume. Pour l'honneur. Pour les Mondes à venir.
Et avant tout il fallait sauver la Reine et la mettre à l'abri.
Ils croisèrent encore une fois leurs épées et lancèrent leur cri de bataille avant de fondre dans la mêlée, chevauchant leurs montures de lumière.
– Par les rognures avariées de détritus puants ! Ça ne se passera pas comme ça ! brailla Théo à leurs côtés.
Virevoltant entre les combattants, les Pèlerins frappaient de taille et d'estoc, tranchant sans pitié bras et jambes, envoyant bouler à cent mètres les têtes des Écorcheurs, bouche ouverte sur un dernier cri.
Théo, abasourdie, découvrait qu'elle savait manier Luz comme si elle avait fait ça toute sa vie, comme un chevalier ninja dans un film japonais. Et plus encore, elle qui, auparavant, avait les jambes molles à la vue d'une blessure supportait sans faillir de décapiter ou d'étriper un Écorcheur.
Sous l'effet de l'adrénaline, sa vision était comme décuplée, d'une acuité inégalée. Les couleurs brillaient comme fraîchement peintes et, du coin de l’œil elle percevait les plus infimes mouvements dans son champ périphérique. C'était une émotion exaltante. Celle d'être totalement là et maintenant, totalement en phase avec son corps, sautant, bondissant, esquivant, avec une grâce et une rapidité qu'elle ne se connaissait que virtuellement.
Où diable était Nalyd pendant ce temps ? Elle croisa les doigts pour que le jeune apprenti magicien et son petit renard aient pu se mettre à l'abri. Ils ne tiendraient pas trois secondes dans cette furia sanglante.
Nebur ? Nebur était en danger ? Acculé contre une poterne, luttant contre une demi-douzaine d'assaillants, il ne voyait pas l’Écorcheur qui se glissait derrière lui brandissant une double hache ruisselante de sang.
Elle se laissa glisser sur la foule comme sur une vague, surfant sur les boucliers et les cuirasses, elle était trop loin, Nebur allait périr, le crâne fendu, elle criait, mais il ne l'entendait pas, trop occupé à se battre, les lames tranchantes s'abaissaient...
Théo lança Luz comme un javelot et la vit s'enfoncer dans la jugulaire du Reptilien qui lâcha sa hache en éructant.
Un flot noirâtre jaillit à l'horizontale de la blessure et Luz, comme portée par un fleuve épais et visqueux, revint vers sa maîtresse et plaça son pommeau dans le gant de cuir.
Éberluée, Théo regarda l'épée qui avait repris sa place et faillit se faire ouvrir le ventre par un Écorcheur Rampant entre les pattes de sa monture, à demi mort mais encore animé d'une haine incandescente. Elle l'évita d'un bond et chercha du regard ses compagnons.
Gnef cria :
– Au puits !
Théo constata qu'ils se regroupaient vers un puits de la taille d'un énorme bassin, d'un diamètre d'environ cinq mètres. Une grille d'acier le recouvrait partiellement, coulissant dans la large muraille.
Les soldats de la Reine n'étaient plus qu'une poignée encore debout, blessés, sanguinolents, leurs camarades tombés piétinés par les assaillants dont le nombre ne cessait de grossir, telle une horde de cafards géants se déversant des enfers.
La Reine avait caché ses cheveux sous son casque doré et son visage derrière sa visière solaire. Sa lance s'ornait à présent d'une brochette de têtes. Lully, sifflant et crachant, faisait jaillir ses griffes étincelantes pour trancher les jarrets des ennemis.
Théo slaloma pour les rejoindre, évitant dix fois d'être mise en pièces. Sur son flanc, elle aperçut Uotaf qui effectuait le même mouvement convergent et, à elles deux, elles réussirent à s'ouvrir un chemin, frappant sans pitié, dans les éclaboussures de chair et de cervelles.
– Dépêchez-vous ! hurla Newo, l'épée brandie comme un drapeau.
– Les Pèlerins sont un ! hurlèrent-elles en réponse.
Nebur avait rejoint Newo et, en se servant, malgré sa répugnance à le toucher, du corps sans vie d'un Écorcheur comme bouclier, il repoussait les assauts furieux des autres.
Les Pèlerins l'imitèrent, ricanant au visage de leurs ennemis qui enfonçaient leurs lames dans leur propre troupe.
– Arrière ! hurla Newo.
Les Écorcheurs crurent qu'il les défiait, mais les Pèlerins avaient compris qu'il ordonnait le repli.
La Reine avait cessé le combat. Un étrange désespoir s'était emparé d'elle.
Ses pouvoirs faiblissaient et le découragement l'envahissait, la paralysant de son emprise malfaisante. À cheval sur Lully qui grondait de frustration, elle attendait, accablée, que son sort se décide et avec elle celui de l'humanité future.
Tout ce qui faisait que les humains puissent connaître l'amour, le rire, la beauté et l'harmonie était désormais lié au résultat de cette bataille et à la capacité des Pèlerins à sauver la Reine, car elle avait perdu sa pugnacité et le goût même de l'espoir devant l'ampleur du désastre.
Elle ne désirait plus que la mort car elle avait failli à sa fonction. Elle n'avait pas su, ou pas pu, protéger son peuple.
Elle sentit à peine le baiser de l’Écorcheur penché de toute sa hauteur sur ses épaules.
Horrifiée, Théo contemplait la scène cauchemardesque avec effroi. Les Pèlerins tentaient de se rapprocher mais ils semblaient évoluer au ralenti, tandis que l'essence de la Reine, de son être profond, commençait à être aspirée par la créature de l'Obscur.
– Venez, ma Dame ! rugit une voix à ses oreilles.
– Non ! parvint-elle à faire entendre d'une voix exsangue. Je dois mourir. Partez !
 
La voix reprit avec insistance. La voix ne voulait pas la laisser sombrer dans le néant.
C'était Uotaf qui l'empoignait avec respect mais fermement et la tirait vers la margelle du large puits, la poussait à se hisser dans la barrique qui servait à tirer l'eau, y grimpait avec elle et laissait filer la corde à un train d'enfer.
La Reine leva les yeux. Elle vit Lully sauter d'un bond gracieux et les quatre autres Pèlerins, dansant sur leurs chevaux de feu et de glace au bord du muret, coude à coude, ferraillant avec l'énergie du désespoir, image qui s'amenuisa au fur et à mesure de la descente.
Puis, entrecroisant leurs épées et tendant leurs capes, les Pèlerins plongèrent tous ensemble avec leurs montures dans l'obscurité du grand puits, tandis que la lourde grille qui en condamnait parfois l'accès se refermait après leur saut.
Ils tombaient dans un trou noir, ralentis par leurs capes comme par un parachute. Théo entendit le choc du seau touchant l'eau, l'avertissement de Nebur :
– Bir kaar ?
Et bang, elle fit un magnifique plat !
L'eau était glacée, mais elle n'y prêta même pas attention.
Au-dessus d'eux, les Écorcheurs parvenaient à faire glisser la herse d'acier et lançaient des cordages en matière organique, ressemblant à des serpents articulés d'anneaux visqueux.
– Rup wué ? dit Newo.
Théo, en un geste devenu maintenant machinal, tira sur la bride de feu de son cheval, pour réaliser qu'il n'y avait plus rien au bout. Plus trace de Fulgur, son fougueux destrier fantasmagorique qui l'avait si bien portée, transportée, au cœur du carnage.
Au contact de l'eau, la glace comme le feu avaient disparu, se transformant en une buée opalescente dessinant des arabesques fantasques avant de se dissiper tout à fait, comme en une danse d'adieu.
Émue de cette perte, Théo balbutia quelques mots sans suite, paralysée par la stupeur.
 
– Fulgur... Mon...
– Ne t'inquiète pas... Tu sais bien qu'il se transforme au contact de l'eau..., lui glissa Lully en la bousculant... Allez, viens !
Théo se souvint alors des mots qu'avait prononcés Fulgur et qu'elle n'avait pas très bien compris : « Je me transforme à ma guise au contact de l'eau et du feu. Je suis immortelle. Où que tu ailles, tu me retrouveras toujours lorsque tu auras besoin de moi, au cœur des batailles... »
Ne pouvant s'attarder à examiner ses sentiments et obligée de suivre le mouvement, Théo, toussant encore un peu de la tasse qu'elle avait bue, fut poussée dans un étroit boyau où ils devaient avancer à quatre pattes.
Là, Newo, arc-bouté contre une sorte de cabestan, poussait de toutes ses forces.
– Que fais-tu ? demanda Théo.
Il lui répondit dans son charabia incompréhensible, mais à ses gestes, elle comprit qu'il lui demandait de l'aider à ouvrir une vanne.
Si Nalyd était là, il saurait un charme pour le faire, se dit-elle, tout en rassemblant ses dernières forces pour épauler Newo. Soudain, la vanne pivota et l'eau commença à bouillonner et à monter.
Déjà des Écorcheurs suintant la charogne se laissaient tomber à sa surface. Mais Newo refermait l'épais panneau de plomb qui condamnait le tunnel secret et l'eau recouvrait l'ennemi qu'ils entendaient clapoter en hurlant de l'autre côté du sas.
– Kraoni ! hurla Nebur.
Et les Pèlerins s'élancèrent à sa suite.

C’était Le Puits, le chapitre 11 de TANAGA - Saison 2 – Torfed
© Alice Quinn - tous droits réservés – 2016

Rendez-vous samedi pour le chapitre 12 de la Saison 2 de TANAGA !

J’ai voulu retrouver avec ce roman d’héroïc fantasy la joie de l’écriture de feuilletons, qui m’a toujours fascinée. J’espère que vous partagerez cette passion avec moi.
Dans un premier temps, 2 tomes seront donc ainsi déclinés chapitre par chapitre, gratuitement, en ligne, le temps qu’il faudra, à raison de 2 chapitres par semaine, les mercredis et les samedis, à 10 heures.
Si des fautes, des incohérences ou des coquilles se sont glissées à mon insu dans le texte, je vous serais reconnaissante de m’en informer.
Vous pourrez trouver la saison 1, Les écorcheurs, sur Amazon.fr le 27 juillet 2016
Pour la saison 2, Torfed, ce sera le 27 Aout 2016.
Vos remarques et retours me permettront de corriger ces détails avant la sortie.
Merci de votre aide et participation.

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Illustration couverture par Alex Tuis
Graphisme couverture réalisée par Kouvertures.com

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Merci pour ce chapitre. Quelques maladresses et fautes ici et là. "Un chevalier ninja", ça sonne vraiment bizarre pour moi. Petite question concernant les 5 éléments : vous les nommez "l'eau, la terre, la mer, le feu et l'air". Quelle différence faites-vous entre eau et mer ? Je dois avouer être un peu perplexe sur ce point. A bientôt dans les commentaires du chapitre 12 :-)

Publié le 04 Décembre 2016