Interview
Du 31 déc 2020
au 31 déc 2020

« L’ENTRETIEN »

Quand la force de la compétition, l'instinct de survie, les pulsions animales sont plus fortes encore que l'objet de son propre combat. On a toutes les raisons de ne pas se reconnaitre...
Des crocs avaient  poussé dans ma bouche, et instantanément je me sentais la mâchoire puissanteDes crocs avaient poussé dans ma bouche, et instantanément je me sentais la mâchoire puissante

Lundi 8h45. La salle d’attente est surchauffée mais je garde mon foulard de soie noire noué serré autour de mon cou. Il est si bien assorti à mon chemisier blanc. Mon cœur bat la chamade, tant pis. Pourvu que mon mascara ne coule pas. La chaise est dure, la pièce sans vie en dépit de la présence de l’autre candidate. J’ai rendez-vous dans un quart d’heure, l’entretien va durer une heure. Elle aussi doit être stressée, pour arriver avec autant d’avance. Polie, je lui adresse un petit sourire auquel elle répond sans conviction.

Enfin, la porte s’ouvre. Trois silhouettes apparaissent. Je me lève avant qu’elles n’aient le temps d’ouvrir la bouche. L’autre candidate aussi. On se regarde en coin, avec le même étonnement. La plus grasse des trois silhouettes dit « Entrez », sans qu’on sache à laquelle de nous deux elle s’adresse. Nous restons un instant figées, debout, muettes, mais la recruteuse insiste.  « Mesdames, entrez s’il vous plait. ».

Mesdames ?

Nous pénétrons en même temps dans la salle, nous asseyons en même temps, côte à côte, en face des trois fauteuils à roulettes haut perchés. La DRH, la directrice de collection, le directeur commercial nous détaillent sans enthousiasme. La DRH dit  « Bien, pour commencer je vous demanderais de vous présenter », et je comprends à son absence de regard qu’il faut choper cet os lancé à la volée puisqu’elle ne s’adresse à aucune de nous en particulier.

Moi la timide, l’effacée, la coincée en jupe crayon, j’ai pensé « OK. Que la meilleure gagne ». En un éclair j’ai bondi. Des crocs avaient  poussé dans ma bouche, et instantanément je me sentais la mâchoire puissante. J’avais faim de ce poste. Etrangère à moi-même, j’ai plongé. Je me suis vue piétiner l’autre sans l’ombre d’un scrupule. J’ai attrapé  l’espace de parole, je ne l’ai plus lâché. J’ai siphonné l’attention, bien consciente que c’était au détriment de ma comparse. Bien consciente que mon but était de la rayer de la donne. Jusqu’à cet instant, j’étais cette fille bienveillante et attentive aux autres, la gentille qui ménage les égos chancelants. Et pourtant j’ai fait ça. J’ai achevé en toute conscience une comparse qui voulait le même poste que moi.

En toute conscience ? Je ne sais pas, tant ce jour-là, je ne me suis pas reconnue. Dans l’arène de cet entretien d’embauche, des forces jusqu’alors encagées se sont déployées, indépendamment de ma volonté. Je me suis battue, il n’y a rien d’autre à dire.

J’aurais ce poste. Je le savais déjà aux regards entendus du trio dirigeant lorsqu’ils nous ont invitées à libérer les lieux. La candidate est sortie en silence, larmes aux yeux, sans un mot. Je l’ai rejointe devant l’ascenseur, mais quand il s’est ouvert, elle n’est pas montée. La porte s’est refermée sur son visage défait, dont l’image est restée imprimée dans mon âme perplexe.

 

Parfois on fait des choses que l’on ne comprend pas. Quand j’ai reçu l’appel confirmant mon embauche, au lieu de dire merci l’échine déjà ployée, j’ai dit «  Finalement non, j’ai trouvé mieux ailleurs ».

 

Lydie Bénard

 

 

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J'aime bien votre scenario, Lydie.
J'aime encore plus votre volte-face final... ce petit ressort qui se détend parfois dans la conscience et nous dit que nous sommes encore des gens debout.
Merci pour ce partage.

Publié le 31 Décembre 2020