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Le 07 nov 2023

Point de vue et style littéraire. Par Catarina Viti

Qu’est-ce que la grande littérature ? Qu’est-ce qu’un texte " classique ", dans le sens d’immortel ? Y-a-t-il un lien entre la Princesse de Clèves, Bel-Ami, Madame Bovary, Le voyage au bout de nuit et Les liaisons dangereuses ? Apparemment non, et pourtant…
Tribune sur mBS : Point de vue et style littéraire

 

Ce qui, selon moi, fait différence entre un texte et un "grand" texte relève non seulement de la maîtrise de la langue et du récit, mais en priorité du point de vue de l’auteur.

 

Voilà qui appelle quelques définitions :

Considérons comme "grand" texte une de ces lectures qui permettent au lecteur de sortir de son soi, de sa propre expérience de l’existence pour approcher quelque chose de plus large, de plus ouvert sur sa propre humanité. (Définition infiniment complexe et subjective, mais, passons.)

 

Maîtrise de la langue et du récit, cela coule de source.

Encore faut-il préciser qu’un « grand » texte n’est pas nécessairement une application des règles de la langue, mais davantage la recherche de l’exacte correspondance entre l’idée et la forme. Et précisons encore qu’un « récit » ne saurait se limiter au scénario. La scénarisation d’une histoire n’est rien de plus qu’un concept à la mode.

 

Cela posé, j’en viens à ce qui pour moi est la clé de voûte de tout édifice à prétention littéraire : le point de vue atteint par l’auteur et qui lui donne ce regard qui n’appartient qu’à lui.

Comme le chantait Sophie Mansart : "Monte là-dessus, et tu verras Montmartre !"

Je prendrais "point de vue" au sens de "endroit depuis lequel on assiste au monde". Le monde entendu comme spectacle.

Là, il faut faire une pause.

Un premier jet (voire les quelques versions consécutives à un premier jet) ne peut pas faire un "grand" texte. Vous me direz qu’il y a toujours une exception à la règle, et par exemple Kerouac. Mais nous n’allons pas envisager ici une exception, car l’écriture quasi automatique ou pour prendre un terme qu’il affectionnait, "l’écriture hallucinée" de Kerouac ne se déploie pas à hauteur d’un texte, mais couvre et définit une œuvre entière.

Restons-en à Hemingway qui a déclaré "Le premier jet, c’est de la merde".

Pour exprimer ce "regard", un texte doit mûrir : passer par toute une série d’épreuves, décanter, solve-coagula cent fois, redécanter, commencer à être présenté à un public avant de revenir à l’auteur pour une refonte, etc.

Finir par la pesée des mots (comme on avait en Égypte ancienne la pesée des âmes), et ensuite le polissage, puis la pose du verni, et ensuite les mois de séchage au cours desquels d’infimes retouches sont encore possibles. Well well welly welly well…

Un texte abouti ne serait-il pas celui devant lequel, l’auteur lui-même, s’exclamerait "Ma che bel panorama !"

 

Mais avant tout cela, avant avant, à l’aube, primo di tutto… un "grand" texte est le fruit d’un regard capté depuis un point de vue unique qui est la signature même des poètes.

René Char, enfant, a été témoin de l’agonie de son père mourant dans les affres d’un cancer. Ce serait pour passer à travers cette insupportable épreuve qu’il aurait forgé sur la vie le point de vue depuis lequel il a ensuite composé son œuvre.

Le point de vue peut donc s’imposer à la faveur d’une expérience.

Il peut également se travailler dans le temps, au gré des expériences de la vie.

Et, je le souligne, il ne s’agit pas d’une opinion sur le monde. Non, le phénomène n’a rien d’intellectuel, il est purement physique. Il s’agit au sens propre d’une prise de position, d’un (dé) placement dans l’espace.

Et je suis persuadée que la recherche de ce point de vue est l’étape initiale. Autrement dit, tant que l’auteur n’a pas défini son "point de vue" — son belvédère — (ô, enchantement des mots !), il n’a pas commencé son œuvre.

Belvédère, berceau, voûte en berceau pour ceux qui veulent fouiller intuitivement et symboliquement.

Mais pourquoi chaque fois que je lis "point de vue", j’entends Funiculi-Funicula ?

 

Catarina Viti

 

 

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14 CommentairesAjouter un commentaire

@iseut. Vous savez, bien souvent (et même la plupart du temps), j'écris une tribune pour réfléchir tout haut. En la circonstance, j'étais depuis plus d'un an à la recherche de la phrase introductive d'un texte qui mijote depuis une éternité dans un coin de ma calebasse. Et j'ai enfin trouvé cette phrase après avoir publié cette tribune. Et c'est cela exactement qui est contenu dans cette phrase de 11 mots = le PDV de la narratrice. C'est depuis ce point de vue que je vais donc raconter cette histoire. Sous entendu : "Lecteurs, vous pouvez vous barrer de suite si ça ne vous convient pas".
Ce n'est pas mon oncle qui m'a ouvert sa biblitohèque (personne ne "savait" lire dans la famille), mais mes voisins. Ils étaient absents la plupart du temps, et me confiaient les clés de la maison. A douze ans, j'ai découvert (je vous fais grâce de la liste)... Le monde n'avait rien à voir avec ce qu'on m'en disait. Il était immense, merveilleux, extraordinaire, fou, pervers, il souffrait de mégalomanie, de paranoïa, mais il pouvait être électrisé par un regard différent. Un écrivain pouvait sauver le monde. Voilà ce que j'ai appris chez mes voisins, les Clément. Dieu les garde. Après, c'est sûr... comment s'empêcher d'écrire ?

Publié le 12 Novembre 2023

@émilie bruck
Il y a plusieurs niveaux de responsabilité bien sûr : celui de l'auteur, celui de l'éditeur, celui du lecteur, celui du critique.
Mais je veux surtout dire qu'il y a une responsabilité de ceux qui participent à la formation du goût du "public".
(Une responsabilité ce n'est pas toute la responsabilité.)

Publié le 10 Novembre 2023

@émilie bruck
Je pensais aux éditeurs.
Peut-être qu’ils ne reçoivent pas souvent de grands textes mais sont-ils obligés pour autant de transformer en auteurs à la mode de pauvres gens qui savent à peine lire et écrire ? Il y a une responsabilité morale des éditeurs à ne pas faire croire aux lecteurs que c’est cela la littérature d’aujourd’hui. Le goût des lecteurs se forme, s’éduque. Un éditeur devrait s’efforcer de n’éditer que de grands textes ou au moins de beaux textes (comme le roman en portraits de CV par exemple).

Publié le 09 Novembre 2023

@émilie bruck
Oui, comme lecteurs nous y avons accès très facilement.
Mais comme écrivains du dimanche, nous essayons d'écrire des textes sans arriver à en faire de grands textes (ce qui ne nous empêche pas d'essayer, ayant, en ligne de mire, ces grands textes écrits par des écrivains).

Publié le 09 Novembre 2023

Le bonheur aussi fait écrire cf Stendhal !

Publié le 09 Novembre 2023

@Catarina Viti
Le public (en admettant que "le public" existe) se nourrit de ce qu'on lui donne ; si on lui donnait des grands textes, il les lirait, je crois.

Pour revenir au sujet, je voudrais ajouter que ce qui fait un grand texte, outre le style, c'est peut-être aussi l'histoire (quand c'est narratif) et la nécessité : un grand texte narratif est grand parce que l'histoire racontée atteint les dimensions du mythe et parce qu'il a été écrit par nécessité, pour délivrer un message nécessaire à la fois à son auteur et à l'humanité.

Publié le 09 Novembre 2023

@Constantin Malheur' : Bien vu ! Ou le Goncours... Mais un regard inédit emballé grand style, est-ce ce que le public recherche ? Je pense que le public est en priorité attiré par le scandale, la victimisation (grande mode) et l'affichage des beaux sentiments ; le tout enrobé dans l'illusion d'un vécu (genre "tiré d'une histoire vraie", un des meilleurs arguments pour vendre une sauce, selon les éditeurs). Mais cela n'empêche pas de continuer à rêver... et chercher.

Publié le 09 Novembre 2023

@Catarina Viti
On lui donnerait le prix Concourt, non ?

Publié le 08 Novembre 2023

@Pierrabel Lescurian. Quel plaisir de vous revoir chevaucher votre fier cheval de bataille ! Sus au style !
Eh bien, j'espère ne pas défraîchir le carmin de votre toge, mais je ne partage pas votre panégérique du style (proncer stayle). Non que je veuille faire prévaloir mon point de vue, mais tout simplement, je ne crois pas qu'il soit bon de trancher. Le PDV/regard & le stayle. En revanche, si l'étude seule conduit au stayle, c'est la vie qui conduit au PDV/regard. Dans les deux cas, il s'agit, pour la nature, d'une percolation lente, et, pour le mécanisme, du principe très connu du barbe-cul. L'un ne va pas sans l'autre.
Vous le dites fort justement : il n'y a pas de grands textes icitte. Fol celui qui en chercherait. Il y perdrait son temps et son peu de latin. D'ailleurs, ce n'est ni le lieu ni le but. Et puis, entre nous, si l'on trouvait ici un grand texte... qu'en ferait-on ? Un collier de palourdes, une échelle fruitière à manivelle, peut-être. La question est là : qu'en ferait-on ? Imaginez un peu l'appel d'air, la dépressurisation, le trou d'air... Bonne continuation et merci pour l'intervention.

Publié le 08 Novembre 2023

Je pense qu'un grand texte peut se définir uniquement par rapport à la notion de style.
Un grand texte est une appropriation singulière de la langue française qui donne à ce texte une matérialité particulière, une musique singulière que l'on appelle le style.
Parler de ce style suffit car la musique du style ne peut exister que si elle est la traduction parfaite de l'âme de l'auteur. Ce qu'on lit dans un grand texte, c'est la musique d'une âme, qui a trouvé un équivalent dans une musique de mots.
(Si vous préférez, on peut remplacer "âme" par "esprit".)

Le texte est grand, parce qu'il se place à une certaine hauteur, qui n'est ni la hauteur aristocratique de "l'artiste" dans sa tour d'ivoire qui méprise le commun des mortels, ni la hauteur populiste et vaniteuse du self-made-writer qui méprise l'intellectualisme, le parisianisme, l'élitisme, etc. (c'est lui qui ajoute les "-ismes" pour dévaloriser un monde où il n'est pas né).

Le texte est grand, parce qu'il se place à hauteur d'âme. Que ce soit l'âme d'un Chateaubriand (fils d'aristocrates) ou celle d'un Camus (fils de prolétaires) n'importe pas.

Selon moi, il n'y a sur ce site (que je fréquente depuis assez longtemps maintenant) aucun grand texte. Ce n'est pas grave. Je crois que la fonction du site est d'aiguiser le désir d'écrire, qui est un très beau désir. Ce désir peut conduire à écrire des textes, à les faire lire à d'autres, qui peuvent nous dire : cette version est meilleure que la première. Ainsi, on a la satisfaction personnelle d'avoir progressé, d'avoir affiné son écriture pour aller dans la direction de la beauté, dans celle des grands textes justement.

La notion de grand texte est comme un idéal, un phare pour nous donner une direction. Que l'on atteigne le phare est très peu probable. Mais le voyage, c'est-à-dire se décentrer, partir à la recherche* de cette équivalence âme / mots qu'on appelle "style" peut valoir le coup indépendamment de toute réussite, de toute arrivée.

* recherche qui n'est pas une quête de gloire vaniteuse, mais sans doute plutôt une très longue descente humble vers l'autre qui est en soi.

Publié le 08 Novembre 2023

@émilie bruck : Vous n'avez rien dézingué du tout. Cette remarque n'était adressée à personne en particulier. C'était juste un rappel de l'objectif de l'article.
Tiens, intéressante remarque. J'ai la flemme de me creuser le citron : pourriez-vous me citer un ou deux ouvrages (ou auteur) qui explorent cette piste des clichés.

Publié le 08 Novembre 2023

@émilie bruck. Merci pour ce commentaire. Entre "regard" et "point du vue" n'y a-t-il qu'une différence de vocabulaire ? Ce serait un long débat et je crois que le mieux est d'admettre que les deux formules ne sont pas incompatibles. Car, et vous me direz si je déraille, le plus important serait de distinguer R et PDV de "clichés".
Voici une autre proposition : ce qui distingue un "petit" texte, c'est le fait qu'il ne soit constitué que des "clichés" d'une époque.
Je continuerai à creuser l'idée (pas ici, pour ne pas barber tout le monde).
Et vous avez tout à fait raison de souligner ma gourance : le R (ou PDV) n'est pas une ETAPE mais une condition initiale.
Je me permets de rappeler que le but de ce billet n'est pas de dézinguer des textes, mais d'explorer sereinement ce qui fait un "grand" texte. Un texte "éternel".

Publié le 08 Novembre 2023

@Youssouf Marius Abdoulaye. Ce point de vue (une amie, à qui j'ai soumis cet article en première lecture, appelle cela "regard") est précisément ce qui fait la valeur de votre poésie. Ce qui fait que nous sommes atteints par votre parole. Ce qui rend votre témoignage si précieux.

Publié le 07 Novembre 2023

Merci de nous éclairer davantage sur l'importance cruciale de la position pour écrire. On en apprend toujours par ici.

Publié le 07 Novembre 2023