
C’était le 5 juin 1974. À bord de ce train, Theodore Stewart observait les vallées bocagères qu’il n’avait plus vues depuis longtemps. Il répondit au contrôle des billets avec son français quelque peu rouillé avant de trouver refuge dans l’allée. La cigarette aux lèvres, il était secoué par les soubresauts du train, mais aussi par les non-dits et les terreurs silencieuses dansant funestement dans sa mémoire.
Lorsque le train bifurqua à l’aiguillage, Theodore heurta l’épaule du passager sorti du compartiment voisin. Il s’excusa pour le choc provoqué. L’homme se statufia, ses yeux en amande comme deux onyx baignés d’embarras. Ses médailles et ses décorations brillaient sur son veston d’un autre temps.
– Vous êtes américain, affirma Theodore en ce qu’il ne doutait pas être leur langue commune.
– Grâce au ciel, vous l’êtes aussi ! D’où venez-vous ?
– Détroit. Et vous ?
– Weatherfall, Oklahoma.
Après une poignée de main, Theodore proposa une cigarette et la flamme de son briquet à son compagnon fortuit. La pénombre du wagon était propice à la confession.
– Êtes-vous... déjà retourné en Normandie ? s’aventura ainsi Theodore. – Oui. Il y a déjà dix ans. Et vous ?``
– Jamais.``
– C’est difficile, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Omaha ? Utah ?
– Utah, confirma Theodore. Quatrième division d’infanterie.
Soudain, harassé par l’émotion, Theodore trembla face à cet homme qu’il savait être autochtone et qui, lui aussi, le reconnut derrière les trente années qui les séparaient du débarquement.
– Comment est-ce possible... ? chevrota Theodore. Nous retrouver, trois décennies après D-Day, dans ce wagon, entre Paris et Caen ?
Étourdi, Theodore desserra son nœud de cravate pour respirer, renaître de ses cendres.
Une larme se perdit dans sa barbe grisonnante. L’homme porta une main sur la sienne. Une main de frère d’armes.
– Navré de ne pas t’avoir reconnu, Leonard...
– La mémoire d’un ancien combattant peut souffrir d’une terrible, mais salutaire corrosion, Theodore.
– Quel départ, dans nos vies d’hommes, avons-nous pris le 6 juin 1944 ?
– Un départ qui nous a conduit à nous retrouver aujourd’hui. Toi, Theodore de la région des Grands Lacs, enrôlé pour son habileté mécanique et son courage ; et moi, Leonard des Grandes Plaines, recruté pour la langue de ses ancêtres comanches, qui a transmis des codes cryptés. Anonymes et mêlés à l’oubli, nous avons pourtant mené le monde à la victoire.
Theodore, le journaliste du Michigan, comprit qu’il devait écrire une histoire et se libérer de ce que fut la bataille de Normandie. Il n’utiliserait pas les mots d’un rédacteur, mais ceux d’un homme brisé, prêt à se reconstruire.
La nuit tombée, dans sa chambre d’hôtel près des plages, il ouvrit un carnet. Il commença à raconter qui fut Theodore Stewart à dix-huit ans, Leonard Stone à vingt-trois ans, et tous ceux qui avaient été leurs frères d’armes, en 1944.
Il raconta Utah.
Marie-Anne Chatelain
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Michel CANAL @Joker380 @Sylvie de Tauriac
Je vous remercie infiniment pour vos mots, qui m’encouragent et m’émeuvent dans la poursuite de ce rêve de l'écriture. Je suis très touchée de voir ma nouvelle publiée sur monbestseller.
Le devoir de mémoire est un sujet qui me tient très à cœur, et dont la résonance a été particulièrement forte en 2024 lors des commémorations du quatre-vingtième anniversaire du débarquement. Cette rencontre fortuite entre deux vétérans de la 4ème Division d'infanterie américaine est le fruit d'une réflexion personnelle (et d'une passion de l'Histoire) sur l'héritage de cette génération nommée, à juste titre, "the Greatest", en anglais : qu'adviendra-t-il de notre société lorsque les témoins de cette époque ne seront plus là pour nous parler ? Lisons leurs lettres, carnets et témoignages. Détaillons leurs portraits. Prenons soin d'eux. Entretenons la mémoire et leur(s) histoire(s).
Encore merci pour vos commentaires !
@Sylvie de Tauriac,
N'y allez-vous pas un peu fort en écrivant : « Depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, le continent européen est soumis aux USA. Où est la victoire ? »
Certes, les USA (surtout sous le nouveau mandat de Trump) exercent une pression économique condamnable, et ont exercé une trop grande dépendance militaire par le biais de l'OTAN aux pays européens qui ont trop cru au mirage de leur protection, ce qui les a conduits à préférer acheter du matériel américain plutôt qu'européen (sous-entendu français)... mais on est quand-même loin de ce qu'était l'occupation allemande.
D'ailleurs, la France ne s'est pas laissé soumettre comme de nombreux autres pays voisins. Le général de Gaulle (qui avait été humilié par le Président Roosevelt qui lui avait d'abord préféré Pétain, puis le général Giraud) s'est dépêché de les chasser du territoire français dès 1966 : dehors le SHAPE et l'EUCOM, puis dans la foulée la France s'est retirée de la structure de commandement militaire intégré de l'OTAN, et en 1967 il n'y avait plus aucune base américaine en France.
Voilà pour le bémol, Sylvie, mais vous avez bien fait de réagir, surtout eu égard à ce qu'il se passe actuellement, avec cet ancien allié devenu pro-Poutine tant il est corrompu et compromis.
Votre histoire est magnifiquement écrite, mais le débarquement en Normandie n'est pas la victoire de l'Europe et souvent cet épisode de l'histoire a été transformé. Depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, le continent européen est soumis aux USA. Où est la victoire ? @Sylvie de Tauriac
L’incipit de votre Nouvelle s’impose par sa justesse, sa sobriété et sa puissance évocatrice. Au delà de sa qualité littéraire, votre texte illustre combien la mémoire de la Seconde Guerre mondiale reste vive, même trois décennies après, à travers la rencontre de vétérans marqués par l’Histoire. Dans un monde où le passé semble parfois oublié, la politique américaine actuelle, fondée sur le nationalisme et la remise en cause des alliances historiques, incite les Européens à revisiter leur propre histoire. Le récit de nos anciens rappelle que la liberté et la paix sont des conquêtes fragiles, menacées par l’oubli et les replis identitaires.
Une histoire tout à fait dans l'esprit du thème, @Marie-Anne Chatelain, qui m'a plue par son originalité... et qui sait se limiter aux 3000 caractères exigés, ce qui n'a pas toujours été le cas pour d'autres mises en ligne précédemment. Avec toute ma sympathie. MC