Interview
Le 10 sep 2025

Quiznek

Si le Quiznek n'est pas du Nesquik, Bella n'est pas Barbie, et Mac n'est pas Mok. Combien d'ersatz ont déçu des générations à Noël, aux anniversaires, en convalescence, car une marque c'est sacré, et sa pub nous certifie ses pouvoirs. Mais ça, seuls les "vrais" gens le savent
Seul Kiki est le kiki de tous les KikisSeul Kiki est le kiki de tous les Kikis

Petit-déjeuner. Le doux frottement de la cuillère prélevant la poudre de Nesquik venait de laisser place au raclement de l’inox contre le métal de la boîte. Je savais ce que cela voulait dire… Fini Nesquik, et pas les sous pour en racheter ! Avec Nesquik, le lait devenait chocolat. Et le matin, tout allait mieux. Nesquik, mon Nesquik… Adieu ! Dans du lait chaud ou froid : délicieuse boisson chocolatée, instantanée, parfaite ! Ma mère dut capter mon regard abattu. « Tu n’auras qu’à demander à Mamie de t’en offrir ». 

Ce que je fis, le samedi suivant, quand Mamie vint pour sa visite hebdomadaire, et qu’avant de partir, elle me posa l’habituelle question à laquelle je ne répondais en principe pas : « Y a-t-il quelque chose qui te ferait plaisir ? »

Voilà, c’était fait ! Je n’avais plus qu’une semaine à tenir bon, à boire chaque matin une boisson triste, plate, anonyme, mais dans les moyens de ma mère.

Le samedi suivant, Mamie revint. « Impossible de trouver ton Quiznek, j’ai pourtant cherché partout… Je t’ai pris ça. Tu verras, c’est aussi bon ». Hélas, elle m’avait acheté la boisson infecte que je connaissais déjà.

« Quiznek, Quiznek ! Tu parles, comme si elle n’avait pas compris, fit, dépitée elle aussi, ma mère. Tu veux que je te dise la vérité ? Ta Mamie est une rapiate. La voilà, la vérité ! La seule chose qu’elle sache faire sans se tromper, c’est compter ses sous ». 

Ma mère n’aimait pas la sienne. De profonds dissentiments, et autres cicatrices pouvaient en faire, à l’occasion, de redoutables adversaires. Sur le coup, je ne crus pas à cette avarice dont elle était incriminée. Mais la suite me prouva que j’avais tort. 

Quelque temps plus tard, je tombai gravement malade. De fait, je faillis mourir. Mamie vint me voir à l’hôpital et au moment de me quitter me demanda, je suppose, pour la forme, ce qui me ferait plaisir.

« Un Kiki » répondis-je sans hésiter. J’avais déjà tant rêvé à son petit amour de visage, à ses petites mains adorables, son corps parfait, sa douce fourrure contre ma joue. Et de bien lui expliquer ce qu’est « le Kiki de tous les Kikis ». Mais encore une fois, je reçus un Quiznek : un minable ours en peluche. Mamie, face à ma mine accablée, s’expliqua sans ciller : elle avait demandé partout un Kiki, mais on ne lui avait montré que des ours.

Il en fut ainsi toute mon enfance, où je reçus sans plus éprouver l’ombre d’une quelconque frustration, des chaussures Quiznek, des survêts Quiznek, la chaîne Hi-fi Quiznek autrement dit le Philips Curling : « Nous avons été chez des amis qui ont passé l’Adagio d’Albinoni sur leur Philips. Le même que celui-ci… On aurait dit que Maurice André et son orchestre étaient dans la pièce… »

Mon dernier Quiznek fut un appareil photo. J’avais seize ans. Et Dieu sait combien on peut être féroce à seize ans. Je voulais être Cartier-Bresson ou à la rigueur Capa. Il me fallait impérativement un Leica. Vous devinez aisément la suite.

*

Quelques années plus tard, j’étais devenue assez riche pour m’acheter un container de Nesquik, et plus encore de Kikis. Entièrement prise par ma profession, j’étais restée longtemps sans revoir ma famille. 

Je retrouvai Mamie, toujours aussi belle. Les ans passaient sur elle, mais elle les congédiait d’un revers de main. Nous étions installées sur sa terrasse, elle dans son rocking-chair, vêtue d’une de ses robes longues en chiffon de soie, sa chevelure cuivrée, encore dense, abritée sous une capeline de paille.

« Tu permets que je te prenne en photo ? », lui demandai-je.

La lumière du soleil de quatre heures, tamisée par le feuillage d’un olivier dessinait une dentelle sur sa silhouette en camaïeu tendre. 

Je sortis mon Leica SL2, anodisé argent, équipé de mon objectif fétiche : le 50, et m’agenouillai à deux mètres de mon modèle qui m’observait avec un franc sourire moqueur. 

« Qu’est-ce que ce machin ? » me demanda-t-elle, en attrapant de sa main fine un verre d’eau glacée. Je lui expliquai, divisai le prix par deux quand elle me le demanda, ce qui en faisait encore un objet au prix exorbitant. 

« Tu as besoin de tout cet attirail ? Et cet appareil que je t’avais acheté ? Tu ne l’as plus ? Moi, je trouvais qu’il faisait de très jolies photos ».

Comment aurais-je pu lui avouer où avait fini son Quiznek, et que de ce jour, je m’étais juré de ne plus jamais répondre à la question qu’elle ne m’avait d’ailleurs plus posé

Rosa Morel

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Hélas enfance rime souvent avec souffrance.
Un récit sensible et mélancolique.

Publié le 10 Septembre 2025

À bien y réfléchir, le problème ne venait peut-être ni du Nesquik, ni du Kiki, ni même du Leica… mais de l’absence criante d’une mamie Quiznek. Avec une grand-mère 100 % compatible avec son propre système d’exploitation, garantie sans bug affectif, chaque demande aurait donné pile le bon produit — et finis les traumatismes chocolatés de l’enfance.

Publié le 10 Septembre 2025