2400 ans plus tard : Paris, autre banquet, autre philosophe. C’est au tour d’André Comte-Sponville de pérorer sur l'amour.
Mais 2400 ans plus tard, la société n’est plus celle de Socrate. Elle voudrait sonner la fin du patriarcat qui n’a cessé de s’appuyer sur cette idée d’un amour absolu, dont les femmes sont souvent victimes. Dans le même temps, la déesse Technologie donne aux êtres l’illusion de pouvoir devenir eux-mêmes des dieux, surtout s’ils se laissent enchanter par les sirènes du développement personnel, du mythe de la performance individuelle. Dans un tel contexte, l’autre, de partenaire idéal, se transforme en objet de conquête, quand il ne devient pas tout simplement un obstacle à contourner, sinon à abattre.
L’âme sœur est devenu un concept obsolète : c’est ce qui ressort de ce second Banquet.
Que faire alors ? C’est à cette épineuse question que Safia va trouver une réponse.
Safia est la tête pensante de la licorne PerfectMatch, site de rencontre premium. Elle est l’auteur du slogan « l’Amour est un droit » sur lequel prospère le site. Sa cible : les célibataires de classe moyenne supérieure. PerfectMatch promet à ses clients de ne pas crever seuls comme des chiens au terme d’une vie stérile, mais, au contraire, de rencontrer l’idéale âme-sœur. Avec « l’Amour est un droit », Safia avait fait résonner chez eux la corde tendue entre la peur et l’espoir. Mais comment faire, à présent que Comte-Sponville révèle que l’Amour est une illusion, et que le fragile équilibre de l’humanité repose tout entier sur le désir, le fait de ne pas savoir, d’espérer toujours ?
Malgré la mise en garde du philosophe Ne touchez pas à l’âme sœur. […] On touche à des concepts fondamentaux avec lesquels on ne joue pas, c’est comme de la nitroglycérine. Sinon on court droit la Grande Catastrophe ! Safia décide d’orienter PerfectMatch non seulement vers LA définition de l’amour, mais d’utiliser l’I.A. pour transformer le couple en une entité à la performance mesurable. C’est la naissance de Sustainable Love dont le nouveau slogan est : « L’amour est un droit. Le faire durer est notre devoir ». Il ne reste qu’à trouver le « cerveau » capable de dompter les algorithmes pour faire de l’amour la nouvelle aventure. Ce sera Simon.
Transgression fatale, apocalypse annoncée : Safia est loin de se douter qu’elle ouvre la boîte de Pandore, et que le feu qui s’en échappera enflammera toutes les passions de son temps, et réduira en cendres son unique amour.
Le livre de David Naïm est un étonnement permanent. Tellement riche qu’on pourrait écrire un autre livre pour en parler. Tout y fait sens : de la relecture des mythes, au moindre détail, et jusqu’aux noms des personnages qui, à eux seuls, éclairent le roman. Safia ("la meilleure", "la préférée") Dihya (Reine guerrière Berbère) a remplacé Sophia ("la Sagesse") ; Rachel devient Rage-Elle ; Safia est partagée entre Simon (l’amoureux) et l’ami de Simon : Pierre (le partenaire sexuel). Simon-Pierre le mystérieux compagnon de Jésus, dont une seule part passera à la postérité, Simon restant confondu aux origines du Christ. Le nom de famille de Simon est Maman… Celui de Pierre est Desgouttes. Simon et Raphael ("Dieu guérit") deviennent, en fin de compte, un couple d’amis. Cette amitié contribuera à les innocenter de la fin tragique, du sacrifice humain et ô combien symbolique de Safia. Mais Dieu qui guérit, comme Amour qui donne un sens à la vie, abandonnent Simon.
Safia, c’est ainsi qu’elle s’appelait. Il ne reste à Simon qu’une insoutenable nostalgie qui se déploie dans une magnifique dernière phrase, laquelle ne clôt pas le livre justement, mais lui offre un nouveau déploiement.
A part quelques longueurs (de mon point de vue), A mort Aristophane, le nouveau livre de David Naïm[3], est un diamant précisément taillé, fruit d’un long travail. Certes, c’est un livre à message lent. Il faut le lire attentivement ; il faut surtout traverser l’écran de nos propres attentes, de nos valeurs, projections, et ensuite laisser infuser, percoler pour en soutirer tout le suc. A lire et relire, donc.
M. J.
[1] Il s’agit du Banquet de Platon, constitué d'une série de discours portant sur la nature et les qualités de l'amour. Platon donne la parole à plusieurs philosophes et à Aristophane, ancêtre du théâtre comique, lequel raconte le mythe de la naissance de l'amour.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=fmDpwXCyFOI ce film d’animation présente de manière ludique le mythe d’Aristophane.
[3] David Naïm est l’auteur de Allotropismes https://www.babelio.com/livres/Naim-Allotropismes/1301020 qui fut salué ici-même https://www.monbestseller.com/actualites-litteraire-conseil/16001-allotr...
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Belle fiche de lecture, ô combien méritée ! Il est juste dommage d'avoir spoilé une bonne partie de l'histoire, à mes yeux, mais ne sont-ce pas les dangers de cette nouvelle rubrique pour qui veut trop bien faire ;-) ?
J'ai également eu un véritable coup de coeur pour "À mort Aristophane". L'étude sociétale, les rapports entre les différents protagonistes m'ont plus intéressée que le débat autour du mythe de l'âme soeur ; nous avons effectivement tous une lecture différente d'une même oeuvre.
Pas de longueurs, de mon point de vue, en considérant les longueurs comme une partie diluée, inutile à la compréhension d'un roman. Au contraire, j'ai eu l'impression de lire un véritable "page-turner" du fait d'un rythme qui va crescendo.
Merci à @Marie Jeannot, rédactrice de ce beau billet, et bonne journée !
Michèle-Zoé
Je conseille pour ma part cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=sHCZEYF46MM