Interview
Le 11 sep 2024

L’humour peut-il être mélancolique ? Le cas de Georges Perec par Michel Laurent

Faire rire dans un roman est cent fois plus difficile que faire pleurer… ou, disons, mettre la larme à l’œil. Le roman humoristique se décline en sous-catégories : le comique, le burlesque, la tonalité héroï-comique, le registre satirique, sans parler des genres : humour noir, jaune, vert ou blanc. Même les philosophes sont allés explorer l’humour (voir, ou plutôt lire, Le Rire de Bergson). Notre ami et auteur, Michel Laurent, quant à lui, nous propose de visiter une autre des facettes du roman chatouilleur de zygomatiques : l’humour mélancolique.
Tribunes monBestSeller : L’humour peut-il être mélancolique ? Le cas de Georges Perec par Michel Laurent

 

Sauf exception, on éclate rarement de rire en lisant Perec. Son humour est subtil, complexe, et indirect. Ainsi, le roman Les Choses ne figurera dans aucun palmarès recensant les ouvrages comiques. Il s’agit d’une dissection de notre rapport aux objets dans une société où l’accumulation matérielle est dépeinte de manière absurde. On se rapproche ici de l’humour surréaliste.

 

Humour amer et désespéré dans La Disparition

Quand on évoque Perec, on pense tout de suite à La Disparition, exploit linguistique réalisé en 1969, avant l’avènement de l’ordinateur, un roman lipogramme écrit sans employer une seule fois la lettre "e". Perec, membre de l’OuLiPo, nous offre ici une prouesse littéraire. Je renvoie d’ailleurs les curieux qui souhaitent en savoir davantage sur l’OuLiPo à l’excellente tribune de Ricardo Salvador.

Certes, La Disparition n’est en rien une suite de gags désopilants, mais les contorsions nécessaires pour contourner cette voyelle omniprésente en français sont jubilatoires. Les jeux de mots, anagrammes, palindromes et autres manipulations linguistiques prêtent souvent à sourire, comme lorsque l’un des personnages s’exclame : "Ah Moby Dick ! Ah Maudit Bic !"

L’écriture de Perec est d’une insolente inventivité. Mais c’est un rigolo mélancolique, dont l’humour est imprégné de désespoir. L’écrivaine et psychanalyste Marie Darrieussecq a dit, à propos de La Disparition, qu’il s’agissait moins d’un ouvrage écrit sans "e" que sans "eux", son père mort à la guerre et sa mère assassinée à Auschwitz. Perec évoque d’ailleurs la Shoah dans "W ou le souvenir d’enfance", curieuse fiction qui juxtapose la naïveté du récit avec l’horreur du sujet. C’est un comique de l’absurde, souvent dérangeant malgré tout, ce que n’était pas, sur un thème proche, l’admirable film de Roberto Benigni "La Vie est belle".

 

Humour à tiroirs (secrets), dans Je me souviens…

Quel étrange livre que ce "Je me souviens", écrit en 1978 et en grande partie illisible aujourd’hui, en particulier pour les moins de 70 ans. La répétition, 480 fois, de la locution "Je me souviens…" est suivie de détails souvent anodins, fragments du quotidien de l’époque. L’effet comique est créé par la banalité, l’accumulation et la fragmentation de ces souvenirs, dont chacun pris individuellement est la plupart du temps d’une triste banalité. Ainsi, le n° 2 : "Je me souviens que mon oncle avait une 11CV immatriculée 7070 RL2".

Une curiosité, le souvenir n° 97 : "Je me souviens que M. Coudé du Foresto fut délégué de la France à l’ONU et que l’on faisait sur son nom une astuce que je n’arrivais pas à comprendre". Sans doute la comprenait-il très bien, mais, pour une raison inconnue, il disait ne pas la trouver drôle. L’astuce en question était due à Jean Rigaux, chansonnier (pour les plus jeunes, l’équivalent d’un stand-upper) qui racontait la blague suivante : une michetonneuse interpelle le sénateur qui déambulait sur les Grands Boulevards. Choqué, celui-ci lance à la belle : "vous n’y pensez pas, Mademoiselle, je suis Coudé du Foresto !". Et la dame de lui répondre : "Ce n’est pas grave, je me mettrai en chien de fusil."

Perec était pourtant tout sauf un cul serré. Ainsi le n° 307 : "Je me souviens de : - Pourquoi les filles du Nord sont-elles précoces ? – Parce que le concerto en sol mineur."

C’est quand même un cran au-dessus des blagues à Toto, on évoque ici la musique classique ! Je me souviens, quant à moi, avoir vu sur scène Sami Frey réciter ce texte, en pédalant avec entrain sur son vélo immobile, installé sur des rouleaux. Performance remarquable d’acteur et de sportif.

 

Humour glacé et sophistiqué d’un verbicruciste distingué

Amoureux de la langue française, Perec était d’un éclectisme rare. Auteur des mots croisés du Point, il pouvait s’y montrer hilarant et retors. Telle cette définition : "Surtout craint de certains derviches". La réponse est empêcheur, puisque celui-ci empêche les derviches de tourner en rond !

La Vie mode d’emploi est une parodie de roman de mœurs et de roman policier. Les personnages y sont souvent réduits, avec détachement, à une fonction ou à un objet. La juxtaposition des récits qui semblent sérieux devient comique, par leur accumulation et leur variété.

Perec est souvent là où on ne l’attend pas. Et les éclats de rires peuvent alors être au rendez-vous. Comme tout un chacun, il devait aussi gagner sa vie avec "un métier sérieux". Aussi a-t-il longtemps occupé un poste de documentaliste à l’hôpital Saint Antoine. À ce titre, il était familier des publications scientifiques, genre de littérature pour laquelle il faut avoir un esprit sacrément tordu pour y trouver légèreté et drôlerie. Sauf lorsque Georges Perec s’en mêle.

Humour so british d’un des plus français des écrivains

Il a écrit un pastiche d’article scientifique d’abord en anglais — et publié dans une revue académique anglo-saxonne très sérieuse — puis traduit et publié ensuite en français (entre autres dans Actuel). L’article s’intitule "Mise en évidence expérimentale d’une organisation tomatotopique chez la soprano (Cantatrix sopranica L.)". Un court extrait se suffit à lui-même  : "Les effets frappants du jet de tomates sur les sopranos, observés… par Marks et Spencer’"(1899). "Chou & Lai... (1927 a, 16, c, 1928 a, 16, 1929 a, 1930) ont écarté l’hypothèse d’un simple réflexe nociceptif facio-facial qui avait été émise… par certains auteurs (Mace & Doyne, 1912 ; Payre & Tairnelle, 1916)".

Et, même dans la version anglaise, Perec est encore capable de jouer habilement avec la langue : "It is of interest to notice that, if the left hemisphere was kept for analysis, the right hemisphere was left"

Certains textes de Perec sont difficilement classables, tel "Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?" qui relève à la fois de l’humour et du roman, ou encore "Tentatives d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze" qui oscille entre l’intime et la fiche-cuisine. Tout au long de sa courte carrière, Perec a reçu de nombreux prix (Renaudot, Médicis…). Il est entré en 2017 dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Et en deux tomes, s’il vous plaît. Là, je suis persuadé que ça l’aurait fait rire !

 

Michel Laurent

Dernière publication de Michel Laurent sur monBestSeller : Miroirs de nos passions

 

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15 CommentairesAjouter un commentaire

@Michel Laurent Au temps pour moi :-))) ! J'ai dû avoir un hallucination d'internaute... Je ne vois pas d'autre explication ;-) !
Merci pour l'envoi ultra rapide de ta bouée de sauvetage et bonne journée,
Michèle
PS : Voilà l'objet du délit. L'éternelle étourdie que je suis n'ayant retenu que la date de la mise à jour de l'article... Complètement irrécupérable, je le crains :-) :
https://bnf.hypotheses.org/1260

Publié le 19 Septembre 2024

@Zoé Florent Merci pour ce commentaire éclairé… quoique… :

Pérec était décidément un auteur hors du commun, capable de faire mourir sa femme une deuxième fois « le 30 Juillet dernier ».

Car d’après Le Monde et Wikipedia, Paulette Perec, « la veuve de l’écrivain et conservateur à la BNF est morte, samedi 5 novembre 2016, à l’hôpital de Chevilly-Larue (Val-de-Marne). »

Mais peut-être Pérec a-t-il eu deux femmes, chacune nommée Paulette. Cela me rappelle ce bon mot de Sacha Guitry : « Shakespeare n'a jamais existé : toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui. »

Publié le 19 Septembre 2024

Pour ma part, si je suis admirative du génie de ses acrobaties plumitives, comme @Thierry Rucquois, j'apprécie plus d'autres variantes de son oeuvre.
@Michel Laurent Merci pour ce billet instructif.
Amicalement,
Michèle

Publié le 19 Septembre 2024

Merci @Albert H. Laul_2 pour votre commentaire, mais là, vous me collez, en liant Bojangles à Perec. J’ai vu l’excellent film « En attendant Bojangles » avec Virginie Efira et Romain Duris, film tiré d’un roman de Olivier Bourdeaut (que je n’ai pas lu). Mais si l'histoire est il est vrai plaisante, tendre et magique, j’en ai surtout retenu la fin, déroutante et tragique...

Publié le 16 Septembre 2024

Merci pour votre article.
Mon dernier fou rire (peut-être le seul ?) : le dernier chapitre de "En attendant Bojangles". Une histoire de moumoute lors d'un enterrement, si mes souvenirs sont bons...

Publié le 16 Septembre 2024

@ Thierry Rucquois Merci pour votre commentaire qui élargit le cercle de notre réflexion.

Nulle trace d’humour, en effet, dans "Un homme qui dort". Mais Georges Pérec fait partie de ces rares écrivains qui se renouvellent en permanence, quitte à déconcerter un lectorat qui, lui, aime bien cultiver ses habitudes. Il nous plonge ici dans les profondeurs de la conscience humaine, en capturant, avec une précision rare, la lente descente d’un jeune étudiant dans l’indifférence. C’est une réflexion sur la vacuité existentielle qui, au final, se révèle angoissante. L’utilisation du « tu » donne au récit un caractère hypnotique, comme si le lecteur pénétrait au cœur des pensées du héros.

Le propos oscille entre exercice de narration et entreprise métaphysique, dans un rapport parfait entre l’objet du récit et le style, entre le fond et la forme. Mais en nous faisant toucher de si près un mal-être proche de la dépression, Pérec peut faire naître chez le lecteur une sensation de malaise. Car il explore l’intime avec une pudeur et une profondeur que l’on retrouve chez fort peu d’écrivains. Et vous avez raison, le talent de Georges Pérec est tout à fait exceptionnel.

Publié le 16 Septembre 2024

Georges Perec, un talent inné pour l'oulipo et l'inventivité du langage. "La disparition" est une prouesse technique absolument fabuleuse, une ingéniosité comme on en fait plus en littérature. Un grand merci à vous d'avoir mis cet auteur en lumière. Personnellement, j'ai une tendresse particulière pour " Un homme qui dort" parce que c'était le livre préféré d'un proche camarade, depuis décédé.

Publié le 15 Septembre 2024

Oui @Sylvie de Tauriac , merci pour votre commentaire et vous avez entièrement raison. Le cinéma italien (Divorce à l’italienne, par exemple mais plus encore « La grande Belezza »de Paolo Sorrentino qui oscille entre tragédie et satire de la haute société romaine), le cinéma anglo-saxon avec Kubrick et aussi le génial Sam Mendes avec American Beauty et, pourquoi pas quelques films français « La vie est un long fleuve tranquille" de Chatillez ou Le Charme discret de la bourgeoisie (franco-espagnol) de Buñuel.

Publié le 15 Septembre 2024

L'humour peut être aussi dramatique ; le drame tourné en dérision comme dans les films italiens et certains films d'auteur anglais. C'est un genre que j'apprécie, car finalement il vaut mieux ne pas prendre les choses au sérieux si l'on veut survivre. @Sylvie de Tauriac

Publié le 15 Septembre 2024

@Patrice Dumas
Oui mais là, bravo, je m'incline, c'est un lipogramme de compétition !. Vous avez réussi à écrire une phrase sans employer une seule fois les lettres j, k, q, v, et z.
De mon côté, je suis assez fier d'avoir réussi à n'utiliser, dans cette tribune, aucun hiéroglyphe...

Publié le 14 Septembre 2024

@Michel LAURENT
... sauf si c'est l'histoire d'un yeoman New Yorkais chassant le wapiti dans le Wyoming !

Publié le 13 Septembre 2024

@Patrice Dumas
G.P fut un grand clown du mot, un bouffon parfait pour un sport toujours amusant. Il n'a pas bâti son roman d'un coup, durant un jour. Il lui fallut d' hardis longs mois pour la fabrication.

Quelle chance pour vous d'avoir approché cet homme remarquable. Pour le roman lipogramme, si vous avez tant de difficultés, commencez peut-être avec la lettre 'w' ou 'y'. C'est un peu plus facile... -)

Merci en tout cas pour votre commentaire.

Publié le 13 Septembre 2024

J'ai connu Gorgs Perc, n tant qu jouur de go. Il tait proch d la librairi l'impens radical, ru d mdicis, si j m souvins bin, qui vndait ds go-ban aux dbutants comm moi. Dpuis, à chaqu parti, j pns à lui.
Bon, avec moi, ça ne marche pas. La Disparition reste un mystère...

Publié le 12 Septembre 2024

@ Tomoe Gozen . Merci pour votre commentaire sympathique.
S’il est réussi, l’hommage orne l’oreille du passé d’éclats du souvenir. Il me semble que c’est Jean Rostand qui a dit : « L'hommage est une dette que l'on paie avec des mots ». C’est un jeu subtil où l’on prête allégeance à l’« homme » qui agit, tout en se jouant de l’« âge » qui efface.

Publié le 12 Septembre 2024

@Michel LAURENT
Bel hommage à un auteur rare, totalement inclassable, dont l’œuvre ne cesse pas de fasciner. (Vous voyez, quand vous voulez...)

Publié le 12 Septembre 2024