Son regard qui tenait du toucher s'adressait à quelqu'un qui n'était pas là. Dans la montée vers le sommet, les hêtraies mélangées de sapins blancs et les conifères avaient cédé leur place aux mélèzes noueux. Derrière les derniers arbres qui cachaient la cime, on entendait une mélopée s’élever vers le ciel rougissant. C’était une litanie fascinante, mi-parlée, mi-chantée, qui rappelait les chants grégoriens. La voix au timbre singulier, était d’abord douce et grêle comme une plainte, puis devenait grave et profonde, variait les inflexions par des octaves qui s’élevaient et s’abaissaient tour à tour. L’homme, chancelait légèrement entre deux cercles de lumière, il avait levé les bras face à l’immensité du vide. Son corps semblait avoir tout porté, tout endossé, tout subi, année après année, les remords, les souffrances, les sanglots, les révoltes mais aussi les joies et les caresses. Les cheveux, longs et embroussaillés par le manque de soins, tombaient sur son visage plissé par l’âge et la fatigue. Ses yeux clairs presque transparents exprimaient la douceur de la résignation triste et sereine. Son regard qui tenait du toucher s'adressait à quelqu'un qui n'était pas là.
Son chant était une invocation en écho à l’angélus qui sonnait plus bas dans la vallée ; une bénédiction qui protégeait les alpages du feu temporel et éternel, de la grêle, de la foudre, des chutes de pierre. Elle protégeait des épidémies, de la faim et de la guerre tous ceux qui, dans le cercle conjuré, avaient imploré sa protection. Le bouvier s’interrompit et se dirigea vers les vaches qui paissaient derrière la clôture où elles passeraient la nuit. Le soleil déclinant passait derrière la cime acérée de la montagne laissant l’ombre envahir la vallée. Il avait la silhouette d’un mystique vagabond vivant dans le plus grand dénuement comme un clochard céleste dont la laideur cache une âme sanctifiée. Le vieil homme pénétra le chalet de bois, gratta une allumette pour enflammer la mèche de la lampe à pétrole. Il saisit le sac de toile posé sur la table au milieu de l’unique pièce et en sortit un gros fromage qu’il découpa soigneusement. Il en glissa un morceau dans la bouche et mastiqua lentement ; il n’avait plus toutes ses dents.
Lorsqu’il se déplaçait, il avait les gestes engourdis, l’allure frêle, pourtant rien ne pouvait plus l’ébranler, parce qu'il était déjà ailleurs. Le bouvier savait que c’était l’un de ses derniers estivages ; depuis quelques années son corps faiblissait. Il pensa à sa compagne et la joie le saisit de nouveau. L’âme apaisée, il se réjouissait, il savait que bientôt il pourrait la rejoindre ; elle l’attendait au royaume des jardins illuminés où la nuit n’existe pas.
Gabriel Schmitt
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@F.J. Lécollier
Merci pour votre appréciation positive.
Bonne journée.
Bonjour,
Très joli texte. En le lisant, on imagine tout de suite un paysage de montagne. Au premier plan, la prairie fleurie des alpages. Au loin, un sommet enneigé. Quoi de plus relaxant ?
@Zoé Florent
Je vous remercie sincèrement.
Bonne journée.
Amicalement,
Gabriel
@Gabriel Schmitt Prix de l'écriture mérité pour cette nouvelle nostalgique magnifiée par un contexte favorable à cette élévation du coeur et de l'âme à laquelle on aspire, en fin de vie.
Félicitations pour votre prix et bonne soirée.
Amicalement,
Michèle
Je tiens à remercier les membres du jury qui ont attribué le prix de l’écriture à mon « vieux bouvier ». Quoi de plus satisfaisant que d’obtenir le prix de l’écriture d’un concours d’écriture :-) ? Représentant suisse de la francophonie, j’y vois un motif supplémentaire de plaisir.