
« M… même tôt le matin, ya déjà du monde » bougonna-t-il énervé. « J’espère que j’aurai le temps de tout balancer, après faut qu’je passe chez Casto et à la banque. J’vais être encore en retard au boulot ». Il serra vigoureusement le frein à main de sa « voiture à vivre », comme pour la punir, puis brutalisa la boite à gants, et en sortit une chiffonnade de factures jaunies, un Bic sec, et des Mentos collés. « J’espère que la carte est dans ce b… » Fébrilement il alluma sa Craven, inspira son placébo de fausse détente, et farfouilla dans la mini décharge dégueulée là, sur le siège. Ouf, le sésame accepta de se dévoiler, coincée entre une grise et une de fidélité, gondolée mais bien là.
La herse de la citadelle du recyclage se levait. Jetant son mégot par la vitre, il avança sur le pont-levis. La bascule indiqua 1,253 tonnes. Un cerbère, ride du lion saillante gardée par des lunettes noires Steve McQueen, gilet orange Veolia taché, aboya : « Bon Dieu c’est pas vrai ! Mais put…vous avez quoi là-d’ans ? » en le culpabilisant. Inspectant le bric-à-brac entassé à l’arrière, la sentinelle déclara avec sa voix d’adjudant de carrière : « Le bois, benne 1 en bas à gauche, l’électronique à droite dans les racks, les meubles, benne 2 en haut, le plastique benne 3, … on prend plus la peinture, ni les pneus, encore moins les jantes, ya eu trop d’abus... Il l’a sa carte ? ». Le gardien du temple échoua à l’insérer dans le lecteur. Il proféra un juron et maltraita un clavier gras, puis tourna les talons de tout son mépris pour morigéner le prochain pollueur.
Dans « déchetterie » on entend « déchet » et « tri » disait le fatras. Il se sentit observé. À l’étage, passager de transatlantique appuyé sur le bastingage, un autre gilet orange le fixait avec des yeux narquois. « Humm, ça sent le divorce ! » lança l’intrus, depuis sa passerelle. « Ça vous regarde ? » répondit-il sèchement, masquant mal son embarras. Ce fouille-merde fluo avait mis dans le mille. Oui, il bennait vingt ans de mariage … Des colliers de nouilles, des blobs en pâte à sel, des Playmobil en vrac, des bouées canards crevées, des godasses ridées, des consoles qui ne consoleront plus personne … déjà 10 voyages. Comme un siphon caverneux expédiant ses affaires courantes après un lavement au Destop, ses penderies bouchées au bonheur moisi et bien rangé se vidaient. 20 ans de bonheur factice, acheté le week-end avec le salaire de la semaine dans les Mecque de la mondialisation. Les pubs de la convoitise, de l’insatiabilité, et toutes ces tarentules du « toujours-plus » sur la toile, lui avaient offert « le bonheur assuré », car « nous voulons, vous être utiles », et « le bon sens a de l’avenir ». La banque, « celle qui vous doit des comptes » avait financé l’écran total sur les pistes et sur les plages. « Finie la vie austère » avec « le vrai prix des bonnes choses », « profitez plus en dépensant moins » … on a tout à gagner avec les marques « re-perd » !
Pourtant les vomissures des (pas)commodes exhalaient aujourd’hui un autre fumet : masque des faux-semblants, tranches de trahisons, carpaccio de mensonges, chiffonnades de méchancetés, travers de représailles, bien étalés sur le grill des remords, et quand tout a été bien carbonisé, nappage à la sauce aigre-douce et rance par des avocats vautours et des juges poltrons, … « la justice, c’est la liberté en action ». Après tout, il avait scellé à la mairie un « mariage en séparation » … fallait-il aujourd’hui s’étonner de ces agapes cancérigènes ?
Il grimpa sur le pont supérieur, et se gara sur le chemin de ronde. Le factotum, traînant sa résignation et son balai goguenard, s’approcha : « J’vais vous aider » graillonna-t-il de sa voix de fumeur métastasé. Il bazarda un transat « conçue pour la vie » qui se désarticula piteusement dans les douves. Conçu pour la vie … mais vite rattrapé par la mort : le triptyque impitoyable, période d’essais, déchets, décès. « Ça fait mal hein ? C’était pour la fête des mères ? Ou le père Noël des grands-parents ? Ah, j’ai deviné ! L’anniversaire du premier baiser ? » Comment cet insolent savait-il ?
Soutenu par son balai lépreux, il lui offrit une sèche sans filtre, comme ses paroles « Je suis devenu psy à force de tout regarder depuis ma passerelle … une validation des acquis par l’expérience … et puisque « fumer tue », j’utilise au mieux mon reste de carte vitale. Mon challenge : en 3 minutes, vous montrer comment vous avez nourri les ateliers du monde. Mais si … vous avez, sans le savoir, entamé une période déchets renouvelable par tacite reconduction, vous empêchant de signer un CDI avec le bonheur. La rupture pas très conventionnelle est arrivée. Préavis ou pas, ça ne changera rien. Vous avez vidé vos comptes mais rempli votre vie avec des déchets en devenir, vidé votre cœur de son enthousiasme pour le remplir de vos regrets. Plus vous possédiez de cartes de fidélité, plus vous hypothéquiez celle de votre ménage. Des années de sueur pour avoir une assurance vie, alors que vous êtes juste dans l’attente de la mort. Pourquoi l’INSEE calcule votre « reste à vivre », c’est à dire l’heure de la mort … ne ferait-il pas mieux d’estimer l’intensité de votre « certitude à vivre heureux maintenant » Plus vous négligez les êtres, plus vous ancrez votre vie à l’avoir, et plus vous êtes en danger s’il disparait … la survie grimée en vie, une énième forme d’addiction ... et quand arrive le désert, il faut payer l’addiction.
Allez, ne vous suicidez pas, j’ai une bonne nouvelle. Ici, on ne recycle pas que les « pas biens » de consommation, on redonne vie aux personnes. La maison vous offre un bilan d’incompétences. C’est cadeau ! Jusqu’à présent, vous étiez un consommateur bourré de compétences. Expert en trois-fois sans frais, déstockages, soldes, vous saviez pousser ce coup de gueule odieux invoquant vos droits d’agent économique, relié au tout-à-l’égo du bon con sommateur. Vous pouvez redevenir incompétent, arrêter le bad trip d’après passage en caisse, survivre en clamant « pas-ma-zone » au lieu d’ « Amazon ».
Il avait entendu le sermon sans broncher. Voiture vide, mais atmosphère lourde, uppercut de la vérité, hébétude du réveil. Un silence épais bivouaquait, traversé par la ritournelle d’un coucou, … coucou, coucou … « Pause déjeuner » annonça l’oracle passé à l’orange en dressant l’index, « écoutez, ça n’a rien à voir » « vous avez tout le temps, prenez-le donc, c’est la seule valeur que vous ne pouvez pas acheter mais que vous possédez et que tous cherche à vous dérober » Était-il resté toute la matinée sur le divan virtuel de ce voyant de vide-ordures, ce Mr Propre de l’âme grâce à qui « on s’voit d’dans » ? Il lui demanda son prénom. L’autre, le gratifiant d’une bourrade amicale répondit « Manuel de Veolia de la Déchèterie », fier de ses quartiers de noblesse … « Et vot’ dame qui vous quitte ? Comment l’appeliez-vous pour l’embrasser dans le cou ? ». Dieu qu’il avait l’art de viser au cœur à chaque fois. « Emma », lâcha-t-il en serrant les dents et les poings.
Il dépassa les bornes de recharge et franchit le pont levis dans l’autre sens. La balance indiqua « 0 kg ». Dysfonctionnement ou synchronicité ? Il avait vraiment tout rendu et plus question de passer à la banque, ou de rougir une carte bleue dans un DIY. Adieu seaux, gâches, béton ! Il n’entendait plus que l’appel de la forêt. Un écureuil ondula sur le chemin.
Le sms toqua à l’écran « Ai déposé au 5 à sec tout mon linge sale + ma robe de mariée. Ils pensent la ravoir à la machine. Suis impatiente du résultat. Dois passer tout récupérer. On prend un verre, disons demain ? Emma. » L’arme à l’œil, celle qui fusille du regard, venait de se muer en larme à l’œil, celle qui coule sur la joue. Il répondit par ce code entre eux : « Quand l'amour s'emmêle, les amoureux s'en lassent ». L’écureuil traversa dans l’autre sens, la réponse aussi « Quand l'amour s'en mêle, les amoureux s'enlacent ».
La radio brisa le silence de la voiture, et sa béatitude. Voix de Souchon : « Est-ce qu’on peut ravoir à l’eau de Javel des sentiments ? »
Il va falloir que je réduise mes émissions … de radio chuchota-t-il.
Puis soudain « Interruption spéciale … Aime Emma !!! … zéro tracas, zéro blablas … renvoyez la pub ! » (mais vraiment).
Antoine Guy

Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Zoé Florent. Merci d'avoir lu ce texte et d'avoir pris le temps de le commenter. Pour la longueur vous avez amplement raison. J'avais cependant averti mBS avant de leur soumettre cette nouvelle. Ils ont accepté ce dépassement. Alors ... je ne vais pas m'en plaindre. Suis-je pardonné ?
Pour les deux dernières boulettes d'orthographe ... j'en rougis encore et je ne comprends pas comment ma relecture n'a pas détecté ces deux erreurs de débutants ... là je mets plusieurs genoux à terre et je bats ma coulpe. Snif snif.
Enfin sur " gentes " et/ou " jantes " c'était fait exprès - bon un peu tiré par les cheveux, je l'admets.
Mais in fine, merci pour votre lecture attentive et votre volonté de produire un commentaire constructif.
Bonne soirée.
Bonsoir @Phillechat 4 - le commentaire est succinct et direct mais je le prends avec joie. Heureux d'avoir été lu. Bonne soirée.
@Antoine Guy Carrément en dépassement du nombre de caractères autorisés, cette nouvelle, mais je l'ai trouvée excellente !
Vous avez opté pour la multiplicité des slogans, toujours bien à propos. Le jeu de mots final sur MMA, tout aussi excellent.
Étonnant factotum, en tous cas, et fin pleine de promesses...
Bien que je sache qu'il n'est plus possible de rectifier ici, je vous signale trois grosses coquilles que vous pourrez corriger pour une autre publication éventuelle : "jantes" (et non gentes), "plus vous négligeZ les êtres" et "tous cherchENT à vous dérober"
Merci pour cette contribution et bon week-end,
Michèle
Un parfum doux amer, mais authentique !!