Interview
Le 18 mar 2021

Patte blanche

La vie est une boucle éternelle. Et la réincarnation en est l'essence. Mais ne pas savoir la reconnaitre, c'est défier le sort et son bon déroulement. La participation d'Ellen Valfae à l'appel à l'écriture monBestSeller : Faux coupable (qui, elle, s'est rendue coupable d'un bon texte, mais trop long)
Que cachent ces pattes de velours ?Que cachent ces pattes de velours ?

 Un relent acide monta le long de sa gorge, descendit sur sa langue et lui brûla les lèvres. A la surface de l'eau limpide se reflétait son propre visage. Un visage défait, barbu, aux yeux enfoncés dans leurs cavités, inexpressifs. Il prit sur le rebord de la tablette le couteau de pêche que lui avait offert son père lorsqu'il avait seize ans, et enfonça la lame brillante dans sa chair. Lentement. Consciencieusement.

 

   La douleur intense lui extirpa quelques larmes qui coulèrent sur ses joues sales, traçant dans leur passage un sillon jaunâtre. Il appuya avec plus de force sur la lame qui scintillait à la lueur des bougies. Le sang ne coula pas tout de suite. D'abord, un simple trait blanc se dessina à la verticale le long de son poignet. Il dut insister pour que la blessure s'ouvre, et laisse couler abondamment l'épais liquide rouge vif, en grosses gouttes lourdes, sur le carrelage de la salle de bain. Puis il s'attaqua au second poignet. Lorsqu'il voulut appuyer, sa main blessée lâcha le couteau qui tinta en heurtant le sol. Intrigué, il la remonta vers ses yeux et l'activa, l'observa. Elle lui donnait la sensation transcendante d'être la main de quelqu'un d'autre, ou d'être autre chose qu'une main, peut-être un simple objet qui ne voulait rien dire.

 

   Sa main se fermait mal. Le pouce pendait lamentablement, sans force, esquissant mollement des arabesques étranges dans les airs. Il rit, haussa les épaules, puis entra dans le bain sans y prêter plus d'attention. Sans doute l'eau était-elle froide ; il ne ressentait plus rien. Ni émotions ni sensations. Le bouclier virtuel qu'il avait mis tant de temps à dresser entre lui et le monde l'en isolait à présent totalement. Il laissa son lourd corps couler, sombrer, au fond de la baignoire glissante. Il fallut peu de temps pour que les hallucinations apparaissent, il n'eut qu'à se laisser aller, qu'à abandonner tout espoir pour être envahi, habité par elles.

 

   Des images tremblaient devant ses yeux remplis de larmes. Celles de son enfance d'abord. Lorsque l'amant de sa mère le caressa un soir de Noël en lui murmurant avec une infinie tendresse "tu ne diras rien, hein ?". Son adolescence ensuite, et sa première rencontre véritable avec la mort qu'il voulait se donner lorsque les gosses du collège le rejetèrent sans trop de raison. Puis le lycée, il revit le groupe de gothiques dans lequel il était parvenu à s'intégrer tant bien que mal. Et la fac, ses études de philosophie ne l'ayant conduit nulle part. Suivirent toutes ces années de petits boulots, de "mauvais plans", de galères. Et enfin, cette scène finale, l'eau du bain, qui se teintait d'un nuage rose se diluant en volutes sensuelles. C'est alors que ce qu'il attendait apparut. Il s'était toujours demandé à quoi pouvait ressembler son totem, s'il en avait eu un. Il aurait voulu faire appel à un chamane pour lui demander son aide. Il avait tant cherché à savoir qui il était. Dans l'ennéagramme, chez le psy, chez l'acupuncteur, chez les satanistes...Ne restait que le chamanisme. Il sourit, un sourire gonflé d'une tristesse désespérée. A présent, il savait. Il savait qui il était, ce qu'il était. Trop tard. La chatte, assise sur le rebord de la baignoire, l'observait. Dans ses grands yeux verts se reflétait la petite fenêtre de la salle de bain.

- Un chat...murmura-t-il. Je suis un chat.

 

    Tout devint limpide. Ses fugues. L'incapacité à s'intégrer. Sa quête d'indépendance. Un chat ! C'était tellement évident à présent ! Il se mit à rire, et les remous qu'il provoqua rompirent le fil magique argenté qui le liait par le nombril aux yeux du chat. Sa bouche s'entrouvrit, un air vicié s'en échappa. Son dernier souffle, putride, gastrique, envahissait lentement la pièce lorsque, défonçant la porte à coups de pieds, son père et sa mère entrèrent, le visage brillant de sueur, les yeux écarquillés, la bouche crispée en une grimace d'horreur. Sur le carrelage immaculé de la salle de bain gisait le petit couteau à la lame brillante tachée de sang que le père lui avait offert...

 

   Elle tétait son stylo, le journal à demi posé sur son genou, se balançant dans un grinçant rocking-chair. La vieille, les yeux morts, guettait le lever de soleil. Le ciel encore noir se parait déjà de voiles blancs et rosés qui passaient, soufflés par la brise d'un printemps naissant. Ses doigts squelettiques entortillaient un pan de son jupon défraîchi. Elle écoutait, d'une oreille distraite, le grincement de son fauteuil et les battements ralentis de son cœur fatigué. Le crissement du bois sur le carrelage rappelait un miaulement de chat. Elle ferma les yeux pour mieux entendre. Un grincement, un miaulement. Un grincement, un miaulement. Le grincement s'atténua pour laisser sa place au seul miaulement, morbide, déchirant. Ses yeux s'ouvrirent. Le journal s'envola. Elle se leva et se mit à courir, une main pressée contre sa poitrine décharnée. Ses longs cheveux gris sales et clairsemés fouettaient l'air derrière elle. Les cris provenaient de la salle de bain. Des cris, car ce n'était plus des miaulements, mais des hurlements d'homme, ceux de son fils qui l'appelait à l'aide. Vision d'horreur lorsqu'elle ouvrit la porte. A nouveau, le sang coulait sur le carrelage. A nouveau, la chatte inconnue, qui était apparue le jour de la mort de son fils, la regardait avec ses yeux...des yeux...de cadavre. Raide, gisant dans son propre sang, son pelage collé formant des sortes de pointes hérissées, elle était morte dans des souffrances inimaginables. A côté d'elle, se traînant dans la flaque rougeâtre et visqueuse, un caillot de sang, gros comme un rat, cherchait à téter.

 

   Il fût nourri au biberon. Aimé, choyé, peut-être trop, comme un enfant unique désiré depuis trop longtemps.

 

   Son pelage, bleuté à sa naissance, prenait des teintes fauves avec le temps. Ses grands yeux, bien ouverts sur le monde, ne quittaient pas le visage de sa maîtresse. Ce chaton était tout ce dont cette femme avait besoin. Et son vieux mari l'approuvait. Il observait, les pupilles tremblantes de tendresse, sa femme prendre soin de cette boule de poils sans nom, et retrouver sur ses joues pâles, peu à peu, les couleurs de la vie : d'abord par l'apparition d'un fin réseau de fils bleutés au coin des lèvres, puis un léger reflet rosé sous le menton, un pli satisfait sur le front et enfin une lumière intérieure, vacillante, tremblante, jusqu'à devenir éclatante comme un soleil d'été. La peur effroyable que la mort de son fils entraîne celle de sa femme avait paradoxalement tenu le vieillard en vie jusque-là, se sentant le devoir de la protéger de ce sort funeste. Ce fil ténu d'effroi se doublait à présent des fils d'or de l'espoir. Le chaton grandissait. Heureux, l'homme le laissait se mettre entre lui et sa femme dans le lit, sur le coussin brodé avec soin qui lui avait toujours été interdit à lui, le mari. Et surtout, alors que la vieille ne voulut pas même qu'on y entra, le territoire de l'animal fût marqué sur l'ensemble du mobilier qui constituait la chambre de leur défunt fils. Le chat au ventre rebondi s'installait confortablement dans le creux du matelas, à l'endroit exact où dormait leur fils. Le pincement au cœur pour ce qu'il considérait comme un sacrilège décida le vieux à chasser le chat du sanctuaire. Leste, il bondit au sol, et avant de quitter les lieux, lui adressa un regard si plein de haine que Gandhi en aurait fait un arrêt cardiaque.

 

   A partir de cet instant, il allait détester ce chat. Ses minauderies, ses fientes malodorantes dans la litière à nettoyer sans cesse, son manque de gratitude, ses regards pervers lorsqu'il faisait allégrement ses griffes sur le canapé... Ce qu'il détestait le plus, c'était l'influence que cet animal avait sur sa femme. Elle se comportait avec lui comme une mère avec son enfant. Pire, il l'avait surprise en train de l'appeler Charles, le prénom qu'ils avaient donné à leur fils.

- Ne l'appelle pas comme ça, avait-il dit, les mains plantées dans la poche ventrale de sa salopette.

Elle s'était assagie un temps. Puis elle avait recommencé.

- Mais regarde ! Lui disait-elle, implorante, les yeux baignés de larmes. Regarde sa babine ! Il a une tâche brune, exactement à l'endroit où Charles avait un grain de beauté !

   

   Le vieux avait laissé faire, un sourcil sceptique surplombant son œil amusé. Mais lorsque la vieille inventa chaque jour de nouvelles ressemblances avec leur enfant disparu, il trouva le petit jeu de moins en moins drôle.

- Mais regarde ! Répétait-elle en saisissant un peu brutalement les pattes avant de l'animal pour montrer deux fines lignes blanches qui zigzaguaient entre les poils.

- Et là, regarde ! Et la vieille de s'émerveiller devant le chat faisant ses griffes sur les rideaux que Charles avait toujours détesté.

 

   Jour après jour, le chat gagnait en vigueur, et la vieille perdait un peu plus la raison. Elle se mit à pleurer lorsque son cher félin s'endormit dans l'ancien sac de cours de Charles. Elle se griffa le visage lorsque par mégarde elle marcha sur sa patte. Elle se laissa mourir doucement lorsque le chat, amaigri par les vers, refusa toute nourriture. Et elle redevint guillerette quand il reprit des forces. Sa vie entière dépendait du chat, elle s'en occupait sans cesse, bouleversée à l'idée de le perdre, lui qu'elle pensait fermement être la réincarnation de son cher petit disparu. Malgré l'interdit, elle ne cessait de l'appeler Charles, et l'aimait comme son fils, délaissant son mari. Le vieux, triste, seul, continuait de les observer, le cœur déchiré de jalousie et de désespoir. Sa femme, qu'il avait cru perdue, lui était revenue grâce à cet animal. Et à présent, c'était ce même animal qui la lui enlevait, petit à petit, morceau par morceau, de la manière la plus horrible, la plus cruelle qui fut. Son fils était mort. Mort ! Pourquoi la vieille refusait de l'entendre ! Comment le lui prouver ? Dans sa folie, de drôles d'idées lui vinrent, qui lui parurent être sur le moment ce qu'il y avait de mieux à faire. Le seul moyen de prouver à sa femme que son fils était mort serait de faire en sorte qu'il n'ait jamais existé. Il ôta tout d'abord les photos des murs. Les unes après les autres, les remplaçant par de simples cartes postales. La femme ne réagissait pas, ne semblant s'apercevoir de rien. Tout se passait très bien. Puis, il sortit les meubles de la chambre les uns après les autres, à chaque fois que la vieille partait faire son marché. La table de chevet d'abord, avec tout ce qu'elle pouvait contenir. L'halogène, ensuite. Il démonta l'armoire, qui partit planche après planche. La vieille ne voyait rien. Lorsqu'il s'attaqua au lit, à quatre pattes, le dos douloureux, les mains tremblantes, et qu'il ouvrit la porte d'entrée pour sortir les lattes, le chat fila. Rapide comme l'éclair, il se glissa entre ses jambes et disparut dans l'allée du jardin.

- Profite bien de ta sortie, murmura le petit père. Quand la vieille sera là, tu ne pourras plus faire librement le moindre pas.

 

   Il le regarda disparaître, avec un sourire compréhensif. Après tout, ce n'était pas de sa faute, à cette bestiole, si sa maîtresse devenait folle. Pauvre bête, étouffée, enfermée, surveillée. Tu parles d'une vie de chat ! Le vieux, satisfait, hissa un à un les linteaux dans sa camionnette et partit à la déchetterie.

 

   A son retour, la vieille était là, sur le seuil de la porte, emballée dans un mauvais fichu, dépeignée et en larmes.

- Eh bien, eh bien, ma belle ! Fit le vieux en descendant de sa camionnette. Il ne l'avait plus appelée comme ça depuis leur mariage. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

- Le chat, hoqueta-telle à bout de souffle. Charles. Il a disparu !

 

   Le vieux lui adressa son sourire le plus caressant. Il lui tendit les bras. Elle accourut vers lui pour s'y réfugier, mais s'arrêta en chemin. Son visage se décomposa soudain. Ses yeux s'agrandirent d'horreur, sa bouche s'ouvrit en un hurlement muet. Elle avait pris la même posture que le jour où elle avait découvert son fils mort dans la baignoire. Le vieux ne comprenait pas. Qu'avait-elle vu ? Puis ses yeux descendirent sur ses bras. Le dur labeur de déménagement qu'il venait d'effectuer avait laissé des marques. Tout l'intérieur de ses bras était couvert de griffures, de ses poignets à ses coudes. Il se mit à rire, croyant que c'était le sang qui perlait par endroit qui effrayait sa femme. Puis son rire s'étouffa dans sa gorge lorsque, crispée par l'horreur, elle cracha :

- Tu l'as tué ! Tu as tué notre fils !

Elle se précipita à l'intérieur de la maison, poursuivie par le vieux qui se confondait en vaines explications :

- Mais non ma chérie, ce n'est pas ce que tu crois...et toutes les phrases toutes faites qui pouvaient lui venir à l'esprit.

 

   Lorsqu’enfin la vieille, haletante, s'arrêta de courir, le mari put la rejoindre. Elle pleurait, ses épaules secouées de profonds sanglots. Alors, tendrement, avec tout l'amour qui lui restait encore pour cette femme qui avait tant souffert et tant donné, il lui saisit les épaules, et délicatement, la retourna vers lui. Lorsqu'il la serra contre son cœur, il sentit au plus profond de sa chair qu'une lame venait d'y pénétrer. Hurlant de douleur, il la repoussa et baissa la tête, consterné. De son ventre palpitant sortait le manche du couteau de pêche qu'il avait offert à son fils. Il s'effondra sur le sol, le corps secoué de spasmes violents, crachant un sang noir et abondant. Derrière lui, dans l'entrebâillement de la porte d'entrée, Charles, le chat, réapparut.

 

Elen Valfae

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