Son visage s’assombrit, il devient plus grave, il commence à voir grand.
Lucien est entré en Littérature comme on entre en religion, avec beaucoup d’études et de considération.
Il mérite des égards.
Mais il ne sera jamais sûr d’être le fidèle qu’Elle réclame, qu’Elle doute de lui est son chemin de croix.
Lucien n’est pas assez naïf au point de croire qu’il a un passe-droit pour la vie.
Il y a heureusement des instants comme ce moment, où le doute s’envole, et tout s’explique.
Ces nuits sans sommeil, proches de l’extase, où toutes choses ont leur place comme tout mot a son sens.
Il était né pour Elle.
Et puis ces heures de douleur où toutes les choses sont en désordre, et les mots ces traîtres chargés de sens qui lui tournent la tête, et l’embrouillent, le laissent pantois devant une porte qui se ferme, la fin d’un monde… et quand Lucien revient à la vie, fou de bonheur, ivre de reconnaissance, qu’il s’efforce de laisser à côté de ce grand chemin qui s’ouvre, cette autoroute qui n’a pas besoin qu’on la paie de bons sentiments, Lucien court, il court, il court, jusqu’à ce que son cœur s’arrête.
Il Lui doit tant.
Et puis Lucien attend que son cœur s’arrête et qu’il n’ait plus rien à dire, il attend en faisant durer, et il espère que de la durée ne vienne pas la tromperie, la faisanderie, la mesquinerie de tirer trop la couverture et de n’écrire plus que pour ne rien dire.
Il commence à bien La connaître.
Elle truande, Elle le trompe, Elle adore le rouler dans les mots.
Après Lucien fait le tri, et il sait bien s’il a fait semblant, et s’il s’est fait avoir.
Lucien sait s’incliner quand Elle le gronde.
D’ailleurs il commence à faire des mots, il ne fait plus de sens, déjà il tarit son éloge, il tire la couverture, il voudrait davantage, il veut encore profiter de ce moment qui le fait écrire, mais la porte se ferme, il la voit se fermer, elle mange l’ombre sur le sol, la sienne d’ombre, c’est ça la Littérature Elle le mange et le recrache en le laissant du mauvais côté de la scène, là où il n’y a plus rien à dire, de ce vide il lui fera payer demain ou tout à l’heure… mais pour l’heure Lucien se tait. Il s’allonge et il attend qu’Elle revienne.
Elle court sous les doigts, Elle est au mur, au plafond, dans la pièce, dans toute la pièce. Elle demande :
‒ Que me veux-tu encore ? rester enfermé et faire des joutes, t’amuser des autres comme de toi-même, quel heureux programme en effet... comme si tu te moquais gentiment de ta manière de faire, de ton incapacité d’aller au-delà de ce miroir qui te renvoie l’image d’un grand garçon bardé de noir et de démons !
Elle éclate de rire.
Il rit aussi. Elle est gourmande. C’est une fille belle et promise à la fête. C’est une fille qu’on célèbre pour ses jolies dents et ses yeux d’amande. Elle a aussi un fond extraordinaire. Il sait déjà tout d’Elle. Elle est facile à prendre et revêche à se donner. Une prêcheuse.
‒ Comme si tu passais ta vie à regarder passer les trains sans jamais réussir à monter dans l’un d’entre eux, comme si de toute ta vie tu regardais passer les mots sans jamais comprendre qu’ils sont faits de marchepieds et de couloirs, de fenêtres et de sièges, de vitesse et de bruit, de matière et de vérité, la vérité du rail qui balance son cri d’égorgé, des mots qui s’étripent et n’ont pas besoin d’une main d’amateur pour les saisir, d’un pleutre de ton espèce !
Mais Lucien s’égare, il s’emballe, il digresse, déjà il est sur le champ de cette bataille énorme qui regroupe des armées entières de colère et de haine, des armées entraînées depuis des années à croiser le fer. Elle ne choisit pas le bon moment, il était dans son lit en train d’imaginer ce qu’il ferait avec une cagnotte de loto, des appartements en pagaille, une belle maison, une voiture qui roule et des femmes à tirelarigot. Peut-être que c’est en le faisant rêver de victoire qu’Elle le prépare au combat. Elle le gruge. Il n’a jamais été question de loto, de grand appartement près de la mer avec une terrasse aussi grande que sa cour d’immeuble, de femmes faciles, d’une voiture neuve. Elle lui donne du fuel, Elle le chauffe, Elle n’est pas regardante dans les moyens.
‒ Regarde-le ce champ comme il est étroit et comme le combat va être grand, et dur, et définitif ! Allons ! sors de ton lit, et prends-toi le premier prétexte à ta portée pour commencer l’offensive, un prétexte beau comme cette rencontre avec la Littérature !
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Lucas Belmont
Une rencontre très prenante. Un style d'écriture captivant. Des émotions que je comprends.
Une histoire que je ressens.
@Lucas Belmont,
Qu'Elle est dure cette geôlière, cette sentinelle de l'inspiration. J'aime ce style, emprisonnant, à la limite de la folie, tel Maupassant décrivant le Horla et l'emprise qu'il a sur lui, on sent qu'elle vous épie et vous somme de bien faire. Quel beau texte, merci pour ce beau travail.
Amicalement,
Maureen
La "Littérature" perçue comme une maîtresse tyrannique et volage, @Lucas Belmont5 ... pourquoi pas ?
Ayant personnellement renoncé depuis belle-lurette à devenir un "écrivain sérieux", je ne connais pas les affres d'angoisse traversées par votre personnage !
Toujours est-il que j'ai beaucoup aimé le style rédactionnel de votre partage dans cet appel à l'écriture... cela me donne envie de lire vos autres ouvrages.
Cordialement et avec humour.
Philippe.
L'écriture, la littérature, aussi rebelles que passionnantes. L'on s'en enivre à travers les différents mondes qu'elles nous font parcourir.
Celle-ci, après être tombé dans sa potion, on ne sait plus trop si elle est magique ou empoisonnée ! Néanmoins, continuons d'écrire " comme ça nous chante ". Cordialement. Fanny
Beau texte, riche idée. Un peu de compersion aidera certainement Lucien à ne pas se sentir si étroitement lié, redevable :-)
C'est qu'Elle est intimidante, la belle :-)