Interview
Le 16 sep 2022

"Lettre à l'amer" est la Sélection de septembre du Prix Concours monBestSeller. Dora Moor répond à notre interview : "Il était temps que je rallume ma lumière en parlant vrai. Et que je me débarrasse d’une folle colère qui m’habitait depuis toujours."

Question: 

Dora Moor, votre livre est un témoignage, celui d’une vie sous influence, dîtes-vous. Commençons par vous, vous dites dans votre bio : « Une vie compliquée, donc normale, a fait de moi une personne compliquée, donc normale. Je cherche la solution, depuis l'enfance. Écrire, c'est survivre. »

D’évidence, c’est dense.

Quel a été le sens de votre démarche en écrivant votre lettre ?

 

Réponse: 

Dora Moor. Il fallait structurer le chaos pour trouver la fameuse "étoile dansante"...

Toute souffrance apporte forcément une leçon, élargit notre cœur et fait grandir notre acuité face à certains monstres parfois invisibles, impalpables - ainsi que notre capacité à entendre et pouvoir supporter le malheur d’autrui. On devient plus tendre, plus conscient de la nécessité absolue de l’Amour.

Dépasser la monstruosité ou y survivre sans devenir vengeur, ni amer, et avec un peu de chance, "c’est le Bouddha tout entier qui prend place en nous". Il paraît alors naturel de partager ce qu’un très long travail d’analyse a permis de comprendre.

J’ai toujours cherché la lumière et je l’ai toujours vue chez les autres. Il était temps que je rallume la mienne en parlant vrai. Et que je me débarrasse d’une folle colère informe qui m’habitait depuis toujours et que jamais, je n’ai exprimée. Il ne valait mieux pas.

 

Question: 

Lettre à l’amer, Lettre à votre mère décédée en 2017, dire tout aux lecteurs, l’intime, l’inavouable, ses faiblesses, se mettre en danger, quel est le mécanisme qui fait que l’on se mette à écrire quand la personne à qui cela s’adresse n’est plus là pour la lire ?

 

Réponse: 

Je n’aurais pas eu le courage de blesser ma mère, ni celui de regarder son indifférence en face. Les deux me semblaient possibles, je n’en avais pas la force.

J’ai mis très longtemps à me résoudre à écrire, environ 20 ans ! Il n’était pas concevable de "régler mes comptes" avec sa personnalité, par essence incapable de faire face. Parfois, je crains encore ses colères depuis le ciel, je me surprends à me sentir coupable de dire ma vérité.

Elle m’a cramé le cœur, mais comme le dit C. Bobin, c’est à l’endroit de la cicatrice qu’on est le plus fort.

Elle a eu mon amour, la lumière, la dévotion... les autres auront mon livre.
 

Question: 

C’est personnel, c’est familial, vous citez des faits, des noms, des dates, vous remuez des souvenirs, avez-vous, comme d’autres auteurs de témoignages avant vous subit les conséquences de vos aveux ?

 

Réponse: 

J’écris sous pseudonyme. La seule personne qui l’a lu, c’est mon père. Il était lui-même dissocié à l’époque, son traumatisme a provoqué un blackout sur plusieurs années de mon enfance et par conséquent, il y a une incapacité à retourner dans cette période noire de ma/sa vie. Je me suis donc tapé le boulot. Il ne mesurait sans doute ni l’étendue ni la profondeur de la soupe empoisonnée dans laquelle je surnageais. Je l’ai longtemps protégé de mes malheurs, c’est fréquent chez les enfants. J’ai donc un peu regretté avoir remis mon vieux père devant ce drame, car il s’est à tort senti coupable de mon passé. Il reste mon piler et le héros de ma vie. On s’est reconstruits, sans haine pour personne, dans un amour de plus en plus éclairé et lumineux. C’est une personne exceptionnelle. Il mériterait un récit, lui aussi... et d’ailleurs, il écrit lui aussi.
 

Question: 

A la fin de votre livre, la bibliographie cite :

- Le Consentement de Virginie Springora, Grasset 2020
- La Famiglia Grande de Camille Kouchner, Seuil, 2021
- La Consolation de Flavie Flament, Livre de Poche 2017
- Les Chatouilles d’Andréa Bescond, Les Cygnes 2015
- Un si long silence de Sarah Abitbol, Plon 2020
- Une semaine de vacances de Christine Angot, Flammarion 2012

des témoignages qui ont rendu évident votre propre témoignage ?

 

Réponse: 

Je n’arrive plus à distinguer entre mon élan et cet élan généralisé de femmes (et d’hommes, quand il y en a) courageuses qui racontent l’ "autre vérité", la vérité des faux rentrés, des abîmés, des phénix affectifs de l’ombre. Il y a quand même une prise de conscience de plus en plus généralisée de l’étendue de la cancellisation du vécu des femmes, en général. Qu’elles soient pilotes ou écrivaines, mères au foyer ou autres héroïnes de l’ombre. Les témoignages des livres cités m’ont énormément touchée, et sont complémentaires, car chacune parle d’une spécificité propre de l’emprise et des tragiques conséquences.
 

Virginie Springora a tout compris, ce qui est profondément indigeste pour un être n’est pas toujours dicible. C’est en cela que l’art est essentiel. Virginie Springora reste maîtrisée et dense face à la saloperie, c’est un exploit, doublé d’une grande élégance, mais sans concessions par ailleurs. J’adore penser à ces femmes fortes. L’un des "36 stratagèmes", considéré comme suprême : éviter la guerre, fuir. En refusant la guerre frontale, on la mène là où elle fait sens : l’âme, l’humanité, l’art. C’est une guerre forte et puissante. Ça me fait aussi penser à des gens comme Gandhi ou Mandela. La lutte est ailleurs que dans le rapport de force. Le cri de fond de ces écrits de femme est un cri primal hypersophistiqué.

Camille Kouchner, son écriture légère ne nous alourdit pas, ne "pose" pas son paquet. Sa justesse, sa délicatesse m’émeut.

Christine Angot choisit avec son écriture au scalpel, à ras la réalité, de figurer la précaution avec laquelle on manie une blessure vivante, elle se tient cependant droite, comme une Antigone. Sa froideur est celle d’un être choqué, qui se bat pour la dignité de la vérité dans l’écriture.

Toutes ces femmes, agaçantes, pénibles pour certains, formidables et inspirantes pour les autres, mettent en œuvre l’art de dire sans concession chacune à sa manière, elles jonglent avec l’humanité qu’elles défendent, ce sont de grandes femmes.

Dénominateur commun : l’emprise qu’on a exercé sur elles, l’abus existentiel qui pouvait les tuer, les anéantir au-dedans. Leur force, leur résistance finale, leur lucidité, leur réaction, leur tenue, tout cela m’a accompagné, tout comme la lettre de Kafka, pour d’autres raisons. Toutes ces voix, très différentes, me sont familières et leur combattivité, leur fragilité intrinsèque qui fait leur force, leur délicatesse, leur sensibilité et leur courage généreux mais discret me porte et me parle.

Malheureusement, on les écoute davantage quand elles sont connues ou fille de (pas Angot)... l’avantage, c’est que du coup, le message passe mieux.
 

Question: 

Quand vous avez écrit le mot "fin", avez-vous eu le sentiment que l’écriture avait été / ou sera pour vous la thérapie que vous attendiez ?

 

Réponse: 

Oui. Ja. Da. Yes.

Tout ce qui structure m’apaise. Imaginer que mon message puisse servir, aussi. Structurer un livre, mes émotions, mes pensées, c’est un rangement spirituel existentiel.

En langage Feng Shui, on considère qu’une simple petite vieille facture au fond d’un tiroir nous alourdit déjà ... il faut la jeter. En tant qu’Asperger, le rangement est une de mes obsessions. Les émotions aussi doivent être à leur place, transfigurées ou transformées, sublimées ... car elles peuvent me terrasser pour de bon, il y a un réel danger de Tsunami. Et puis c’est remettre le monde à l’endroit que de pouvoir dire qu’il est à l’envers.

C’est plus intéressant de s’échanger sur l’objet qui transfigure la souffrance que sur la souffrance elle-même. C’est déjà une sorte de rangement et de contrat avec les autres humains que de donner une place à chaque chose en ce monde, nous restons civilisés. On ne peut pas tout ranger tout seul, on ne peut pas continuer à nier la souffrance, l’abus, la puissance nocive. Mettre en ordre, c’est aussi une prise de risque, un de point de vue, un parti pris, un deuil. Le mot "rangement" est très froid, on peut aussi dire "unification", "pardon", "espoir", "horizon", "partage"... etc.
 

Question: 

Il y a beaucoup de maîtrise dans la manière que vous avez de raconter. L’écriture est claire, précise. Comment êtes-vous arrivé à cet équilibre entre le rationnel et l’émotionnel ?

 

Réponse: 

Quand on vit dans un brouillard agressif depuis l’enfance, on apprend à aiguiser son regard. On devient animal, intuitif, on développe des magies et des sorts, à défaut d’outils d’échanges simples avec le monde, qu’on ne perçoit pas vraiment.

J’ai passé ma vie à observer tout et à m’imprégner jusqu’à la moëlle des moindres détails de la découpe d’une feuille d’arbre ou d’un pli dans un visage, d’une tonalité dans la voix. Je naviguais à vue dans une mer agitée. Je ne parlais pas, je regardais, je m’accrochais à la rambarde, parfois je plongeais dans cette mer pour ne plus sentir les remous et rester dans le silence "sous-marin", c’est une image, je me retirais totalement en moi. J’enregistrais le réel sur mon disque dur, je me faisais des films, des scénarios possibles. Je jonglais avec les possibilités de dénouement. Rien ne dépendait d’une quelconque logique et tout pouvait arriver à tout moment. L’épée de Damoclès, je connais.

Je suis devenue comédienne car je ne comprenais strictement rien aux relations humaines, et encore aujourd’hui, je les crains. J’ai dû intégrer la notion de nuance, de choix. Je vivais inconsciente de ma propre existence, de mon pouvoir, de ma magie, de ma force. Plus tard, Médée, Iphigénie, Antigone me fascinaient, je ne savais pas pourquoi. Autant la mère infanticide vengeresse, dont la colère divine représente une force féminine, que la fille sacrifiée au dieu de la guerre, que la jeune femme qui défend la tombe de son frère... les femmes sacrifient et sont sacrifiées... ça vient de loin et c’est sacrément questionnant pour une jeune fille/femme. J’ai vécu dans une réalité parallèle si longtemps que j’ai appris à baliser, à faire des cartes mentales, des repères absurdes, pour pouvoir me mouvoir sans être engloutie.

Au final, j’ai été engloutie quand même...mais j’ai regagné la surface en écrivant ce livre.

Par ailleurs, selon mon psychiatre, que je vois depuis peu, je suis dissociée depuis plus de quarante ans. Du coup, j’ai très peur de me soigner. Quel paradoxe.
 

Question: 

Vous avez une double nationalité, votre enfance a été partagée entre la France et l’Allemagne. Quelles ont été les influences de vos deux cultures dans votre écriture ?

 

Réponse: 

L’influence de la mélancolie germanique, peut-être due aussi à un climat terrible, aux hivers de six mois, à une grisaille majeure dans un pays sans grande fantaisie dans la vie quotidienne, a été doublée d’une forme de froideur des auteurs allemands que je lisais, détachés du drame intérieur. Jusqu’à Kafka, qui m’a pour la première fois, parlé du gouffre. Les souffrances du jeune Werther ne m’ont jamais touchée, elles me semblaient décalées, irréelles, ridicules.

Les auteurs français m’ont initiée à la délicatesse du sentiment, à la subtilité (ce qui ne veut pas dire que les allemand n’en ont pas), à la liberté du paradoxe, l’expression des interdits, la discussion permanente, la recherche sans fin des fonds de l’âme...(les auteurs français classiques d’abord, mais aussi les auteurs étrangers : Bourroughs, Capote, Ellroy, Durrell, Dostoïevsky, Gogol, Woolf, Huston) mais à vrai dire, j’étais surtout influencée par Virginia Woolf, Jack London et... Fifi Brindacier, bien évidemment, durant ma jeunesse. Étonnamment, j’ai vraiment découvert les auteurs allemands plus tard, en France et à l’école d’art dramatique. Hölderlin et Celan, c’est venu plus tard.

Aujourd’hui, mes goûts ont changé. Je lis moins les auteurs masculins qui décrivent les bas-fonds, les gouffres et les immenses mesquineries de la vie sociale ou privée. Je m’oriente davantage vers des personnalités habitées de lumière comme Christiane Singer, Christian Bobin, les poètes anglais.es et les électrons libres comme Despentes, Siri Husdvedt, et bien d’autres écrivains brillants comme elles. Je ne lis pas énormément, je suis lente.
 

Question: 

Vous nous avez dit en « off » que vous n’aviez pas été informée des messages reçus sur votre livre, votre mail ayant été piraté par un des protagonistes cités dans votre livre. Vous avez repris maintenant contact avec vos lecteurs. Quel sentiment avez-vous, à postériori, de découvrir leurs commentaires ?

 

Réponse: 

Ne demandez pas à une Asperger de parler de sentiments. Être entendu, c’est déjà énorme, recevoir un retour, c’est ... tellement nouveau et touchant.

 

Question: 

Vous avez un deuxième livre en préparation ?

 

Réponse: 

Oui. Mais j’hésite entre deux projets, très différents.
 

Question: 

Le mCL de monBestSeller sélectionne un livre chaque mois qui est ainsi nominé au Prix Concours de l’Auteur Indépendant que nous organisons chaque année. Depuis sa création, 25 auteurs ont ainsi été repérés par les éditeurs membres du jury et édités. Si vous deviez défendre votre livre devant un jury d’éditeurs, que leur diriez-vous en quelques lignes ?

 

Réponse: 

"Lettre à l’amer" est une enquête psychologique qui retrace l’emprise d’une mère solaire, psychiquement déséquilibrée, sur son enfant, son mari puis ex-mari, ainsi que sur toute personne en contact avec son enfant. Pendant presque 50 ans, détruisant à peu près tout sur son passage, elle règnera en maître, semant la confusion et effaçant les traces. Des premiers signes de l’emprise lors de la petite enfance, à l’impossibilité de les lire, de les comprendre ou d’y croire, des années agitées vécues dans une fausse liberté jusqu’aux conséquences cellulaires, émotionnelles et relationnelles menant à toutes les catastrophes induites par une lecture faussée du monde, l’on traversera les rebondissements d’une âme brutalisée, en chemin vers l’issue du labyrinthe, truffé d’obstacles en trompe l’oeil, de trappes et de monstres.
 

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@Camille Descimes, vous avez raison, l'équipe a posé des questions très profondes et sensibles. Je vous remercie pour votre chaleureux commentaire et l'équipe de MonBestseller pour cette interview.

Publié le 18 Septembre 2022

Une interview brillante, de justesse et de sincérité, que je relis après la lecture de votre livre.
Des questions pertinentes qui montrent que la profondeur de votre livre a été parfaitement intégrée et des réponses qui prolongent, éclairent votre témoignage.
Encore un immense bravo !

Publié le 18 Septembre 2022