Interview
Le 23 jui 2025

Bonheur forcé

De la merveilleuse famille qui a en plus un merveilleux ami "L'ami Ricoré", à l'avion qui décolle sur les Champs Elysées qui décrit l'enchantement des boutiques de Roissy, en passant par la 205 GTI qui dessine un "Garce" sur un glacier comme une boutade amoureuse... on a senti un basculement dans les années 2000. Déjà le Club Méditerranée nous proposait "Le Bonheur si je veux", ce n'était pas simplement "Le Bonheur..." Puis de l'insouciance des voitures qui volent, aux barres chocolatées qui explosent, aux trains merveilleux de la Cordillère des Andes. Certains se sont rebellés : tout ça pour quoi, tout ça pour ça...ce n'est pas le bonheur, pensent-ils, c'est un bonheur forcé. Le bonheur d'une vision idéale de la Société au filtre de la consommation. Certes mais par quoi remplacer cela ?
On nous enjoint à penser différemment. Certes, mais pour penser différemment, il faut d'abord penserOn nous enjoint à penser différemment. Certes, mais pour penser différemment, il faut d'abord penser

Il faut absolument que tu voies ça, avait dit Guido, c’est une émotion unique, tu n’vas pas le regretter. C’était en février, il m’avait téléphoné dans un état d’exaltation émue. Il se préparait pour le plus beau carnaval du monde. Je m’étais rendu à Bâle.

Le jour « J », il fallait se réveiller tôt, alors on n’avait pas dormi. Autant boire quelques verres, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. « What else ? », Guido avait acquiescé. On n’avait pas lésiné sur la gnole. À quatre heures du matin on était sur les lieux. Pour rien au monde Guido n’aurait raté le Morgestraich. Un moment indicible, lorsque la ville éteint ses lumières, que le signal est donné, que le cortège s’ébranle au son des piccolos et des tambourins, avec tout son monde costumé et les lanternes décorées. L’ambiance enfiévrée de la procession m’avait fait un effet terrible à m’en remuer les tripes ! C’était Fasnacht : les trois plus beaux jours des Bâlois, leur carnaval chéri. Plusieurs mois de préparation, trois jours de folie.

Je me sentais privilégié de vivre un moment pareil. Bière, vin, l’alcool coulait à flots, une véritable déferlante, sans oublier la résine et les autres substances hallucinogènes. « À fond la forme », répétait Guido, faut trouver l’extase non ? Quand je pense qu’à l’origine Fasnacht clôturait les quarante jours de carême, je me dis qu’il fallait bien souffrir avant de jouir. Heureusement, les temps ont changé. On est vite passés à des coutumes païennes, de beaux prétextes à l’euphorie comme l'exorcisme de l'hiver ou l'invocation de la fertilité. C’est pas mal non plus, il n’y a plus de quarantaine inhumaine, moi je préfère ! Le troisième jour, la fatigue s’était méchamment accumulée, Guido avait l’air entamé. Je commençais à décrocher, je n’entendais plus le charivari environnant. J’avais l’impression de m’être installé dans un silence sans retour. En réfléchissant, ce qui dans ce genre de contexte n’est pas forcément bon signe, je m’étais dit que le carnaval c’est aussi un sacré business.

Tout de même, sans vouloir gâcher la fête, le bonheur matériel a bien été imposé par le XXe siècle, non ? Les Américains ont inventé la société de loisirs, la consommation de masse, la culture populaire. Walt Disney a créé les parcs d’attractions comme des usines à rêves. Il fallait du temps pour consommer tout ça, on a lutté pour obtenir des jours libres. Les pays avancés, comme on dit, ont montré l’exemple avec les congés payés. Au diable le travail, on le réduit tant qu’on peut, à l’idéal faudrait même l’abolir. En quelques décennies, on a multiplié les joies : vacances, gastronomie, danse, festivals, défilés, exhibitions. On a redéfini l’esthétisme avec la mode et la silhouette adéquate. Ça dure encore, on est dans l’ère du bonheur forcé ! Toujours plus ? Pour sûr ! Les USA, devenus la planète du fun, en ont rajouté une couche : le marché du bonheur. Fête des Mères, fête des Pères, Thanksgiving, Halloween, les kermesses, fête de la musique, fête du vin, Rave party, Street parade.
Il y en a pour tous les goûts, à chacun son uniforme. Si tu ne peux pas payer, tu t’endettes pour jouir, c’est la règle, c’est simple. Un costume de carnaval à Rio c’est souvent un an de salaire, et alors ? Toujours plus ? Pour sûr ! L’ONU a créé le World Happiness Report. Les pays membres se sont dotés d’un ministère du bonheur, d’un budget du bien-être. On va codifier le bonheur pour mieux le mesurer.
Vive la psychologie positive avec ses critères d’accomplissement, d’absence de névrose et l’usage de ses propres talents et potentialités. C’est le grand essor de l’individualisme, tout pour ma petite personne, moi d’abord, les autres qu’ils se démerdent, « Just Do It ». Il faut goûter à l’expérience paroxystique, il faut rechercher l’extase, il faut perdre la notion du temps et de l’espace. Faut être heureux, merde ! Ouf, on avait pris une sacrée biture.

La passion permanente, sans repos, c’est un filtre déformant qui entrave la vision du monde. Tard dans la nuit, pour rentrer à l’hôtel, on avait traversé les rues jonchées de confettis et de détritus. On avait fumé une dernière cigarette sur la terrasse. Le ciel semblait palpiter dans la lumière des étoiles. J’avais mauvaise conscience ; ça m’avait forcé à cogiter. Je m’étais dit que le pivot de la domination c’était le matérialisme. Pousser l’humain à la consommation irraisonnée c’était sa méthode la plus achevée. On fonçait tout droit dans le mur, il fallait réagir, se mettre à l’abri en quelque sorte. Dit comme cela, ça en jetait, mais comment faire ? La solution m’était venue à l’esprit alors que je me morfondais à refaire le monde : il fallait choisir le juste milieu, emprunter la voie de l’action raisonnable pour ne pas céder aux désirs désordonnés. Waouh !
De la philosophie hors des sentiers battus : « Think different ».

Gabriel Schmitt

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Ce texte est pertinent car nous avons une économie basée sur la consommation. Mais en période de crise, comme celle d'aujourd'hui, les gens ne consomment plus et le pays s'effondre. La société des loisirs est superficielle, un conflit, une crise, et plus rien ne marche. Il serait temps de redonner le goût du travail, de produire et de créer. Travailler moins et gagner plus est un luxe que l'on ne peut plus se payer. @Sylvie de Tauriac

Publié le 28 Juillet 2025

De Bâle, je ne connais que l'AJZ des années 70... Sacrée ambiance aussi ;-) !
Merci pour cette contribution dense, fort bien écrite au demeurant, qui suscite une réflexion profonde et nuancée, très appréciée...
Bon week-end, cher @Gabriel Schmitt ! Amicalement,
Michèle

Publié le 26 Juillet 2025

Excellent texte qui nous fait réfléchir sur le vide existentiel de nos choix de civilisation !

Publié le 26 Juillet 2025