
Marie arriva en peignoir croisé serré sur sa poitrine, le visage caché derrière un long carré auburn, puis elle prit place sur la petite estrade dédiée aux modèles. Une fois assise, jambes repliées sur le côté, elle ouvrit son déshabillé qui glissa sur sa peau, se répandit en corolle. Selon notre position dans la ronde formée par les chevalets, nous avions une vue différente sur son corps. Placée dos à moi, Marie m’offrait ses épaules, ses hanches et l’arrondi de ses fesses, cachées sous les plis du tissu. Je les croquai aussitôt. Puis elle changea de position, et ce furent son ventre et ses seins que je dessinai. Sa grâce, ses courbes m’inspiraient. Comme habités, ma main et le fusain les sublimaient. Jamais jusque-là je n’avais senti mon trait aussi sûr.
Peu après, je la retrouvai en cours d’anatomie. Ce jour-là, notre professeur avait exigé un modèle féminin. Bien que novice, Marie fut la malheureuse élue. Elle dut se positionner debout et nue sur l’estrade, face à une centaine d’élèves, dans une posture qui n’avait rien d’artistique. Dans un réflexe, elle avait croisé les mains sur son pubis, mais l’homme lui ordonna de les enlever d’un léger chassé de sa règle. Il entama alors son laïus en désignant, toujours au moyen de ce symbole de son autorité, différentes parties de son corps. Tête basse et respiration saccadée indiquaient que Marie vivait très mal la situation, qu’elle pleurait même, peut-être. Dégoûtée, je me levai et quittai le cours. En passant devant lui, je fusillai le prof du regard puis croisai celui du modèle dans lequel je lus une forme de connivence qui me rassura. Nous nous étions comprises.
Ce même jour, Marie m’attendit à la sortie des cours et me proposa de boire un verre. Elle voulait me remercier. Ma compassion l’avait aidée à moins souffrir de la situation. Ce fut le début d’une amitié, renforcée par une longue période durant laquelle elle posa souvent pour moi. Elle ne bougeait pas pendant des heures, me souriait parfois. Seuls nos yeux conversaient. Elle aimait la façon dont je la peignais. Je lui offrais tous mes dessins et toutes mes toiles, comme pour la rassurer sur son image. Marie avait si peur de finir folle et d’être internée, comme l’avaient été son père, puis sa mère, avant de se suicider. Écorchée vive, elle semblait toujours se battre avec quelque démon intérieur. Son regard très mobile, ses mains et sa voix tremblantes, la trahissaient. Elle était borderline. Le savait.
Lorsque j’ai quitté les Beaux-arts, nous avons maintenu le fil relationnel quelque temps. Puis elle rencontra un homme, me le présenta. Après l’unique soirée passée ensemble, j’étais repartie rassurée. Cet homme me semblait quelqu’un de bien. Il prendrait soin d’elle.
Je fis une rencontre à mon tour, et nos chemins se séparèrent tout naturellement, jusqu’à ce jour où elle laissa un message sur mon répondeur. Elle souhaitait me voir. J’étais débordée, j’ai négligé de la rappeler… Lorsque je le fis un mois plus tard, j’appris par son compagnon qu’elle avait mis fin à ses jours peu après avoir tenté de me joindre.
Depuis, j’ai toujours une pensée pour Marie lorsque je dessine ou que je peins. Parfois même lorsque j’écris.
Zoé Florent
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Merci, cher @Le philosophe 2. Votre commentaire me touche...
Bonne fin de journée. Amicalement,
Michèle
Très beau texte, subtil et sensible !
@Vanessa Michel Merci pour votre commentaire sensible, chère Vanessa. Il fait mouche, me touche...
Belle journée ! Amicalement,
Michèle
C'est très touchant @Zoé Florent, et aussi très beau, lorsqu'une absence nous accompagne aussi fort... Décrite en peu de mot, votre amie revit également dans la pudeur de ce chagrin tout juste esquissé à la fin. Merci à vous.
Merci @monBestSeller pour cette mise en avant de ma contribution ainsi que pour le choix de l'étude de Pierre Puvis de Chavannes en guise d'illustration.
Bonne soirée. Amicalement,
Michèle
@Michel CANAL Merci pour ton adorable commentaire qui me touche, cher ami !
Le souvenir de Marie est toujours très vivace, à la fois doux et douloureux...
Bises et très bonne soirée à vous deux,
Michèle
On est séduit d'emblée par la délicate approche teintée d'érotisme lorsque le modèle Marie prend place sur la petite estrade, croquée au fusain. Puis comme elle, on est gêné quand elle doit poser nue face à la centaine d'élèves pour un cours d'anatomie, dans une posture qui n’avait rien d’artistique.
@Zoé Florent nous livre ses descriptions, ses états d'âme et ses sentiments sur cette rencontre, « une pensée pour Marie lorsque je dessine ou que je peins » avec la sensibilité qui la caractérise.
Je partage tout à fait la phrase du chapeau d'introduction : « C'est plus qu'une rencontre, c'est un lien... »
Si j'avais été jury à ce concours, l'autrice de cette nouvelle aurait probablement fait partie des lauréats primés. MC