
N’étais-je pas condamné, en quittant Valentine, à me séparer d’un monde qui m’avait apprivoisé, adopté, et porté pendant ces trois années ? Son oreille attentive, ses paroles réconfortantes, ses reproches pleins de justesse ou d’ironie, son mépris parfois qui me poussait à lui donner tort, sa manière de me traiter qui me portait aux nues et m’imposait le respect de procédures, une adaptation aux désirs de l’autre, à ses aspirations, ses exigences, pourrais-je me passer d’un mentor et d’une douceur, car Valentine savait me consoler, m’offrir la rédemption, elle savait me récompenser en me rendant meilleur.
Et si Valentine m’aimait encore ?
– Excusez-moi... je suis à cette place.
J’ai levé les yeux sur une jeune femme aux boucles brunes qui me montrait le siège voisin. J’ai souri à l’inconnue et remonté la tablette, puis je suis passé dans le couloir pour lui laisser le passage.
– Merci, a-t-elle répondu avant de gagner sa place. Déjà elle avait le visage tourné pour regarder les gens sur le quai quand je retrouvais mon siège, et frôlais son bras joliment passé dans la manche d’un pull trop large. Le train s’est mis en marche, les immeubles ont reculé sous une brusque pluie, je me suis mis à penser à ma voisine. J’étais en train de réaliser que je n’avais pas été assis depuis longtemps à côté d’une femme sans la connaître, sans même chercher à la connaître. J’allais partager plusieurs heures avec une inconnue dont la proximité du corps, le parfum discret qui l’entourait et me la rendait plus intime, m’autorisaient maintenant à fabuler un avenir commun. Je n’étais plus avec Valentine, mais avec cette femme qui inclinait son visage contre la vitre et venait de fermer les yeux.
J’ai alors pensé que nous partions ensemble.
Pour savoir si je pouvais partir avec une autre, vivre avec une autre, aimer une autre. J’allais voler une histoire à cette inconnue et faire de cette histoire la nôtre. Chloé vit avec moi depuis trois mois, elle dort en rêvant à nous, des larmes de pluie glissent sur le reflet de son visage, des larmes plus vraies que toutes celles versées par Valentine sur notre amour, elles ne se défilent pas mais suivent un chemin tortueux qu’éclaire un sourire, elles attendent d’être essuyées. Sa voix tout à coup se fait entendre, sans étoffe ni particularité, une voix que j’ai trop peur d’emprunter à une autre et que je fais neutre, je veux qu’elle soit vierge des mots qu’elle prononce :
– Pourquoi « Chloé » ?
– Je ne sais pas... c’est le premier prénom que j’ai eu à l’esprit. Tu n’aimes pas ?
– J’aime la façon dont tu le prononces, tu n’as pas besoin de dire autre chose.
– Tu as bien dormi ?
–J’ai rêvé que j’étais Chloé et que j’étais amoureuse de toi.
– Et tu as ouvert les yeux.
– Oui, pour m’apercevoir que je ne dormais pas...
Ferme les yeux et fais comme Chloé, ne dors pas.
Ne dors plus. Résiste à l’appel de la monotonie et du sommeil rampant, résiste à la peur du vide, ouvre-toi au monde et aux sourires qui chantent, laisse passer la lumière sous tes paupières et pense que tout est à refaire.
Déjà prendre le train du retour et te dire qu’on ne quitte pas une femme en allant la retrouver.
Et tant pis si cette lumière est grise et menaçante, elle est une part d’obscurité au festin qui s’annonce.
Cortex
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Merci ! Michèle pour ce fin et bien sympathique commentaire @Zoé Florent , MC
pour votre attention @Michel CANAL, à vous également @Vanessa Michel , qui ajoutez une dimension picturale à ces commentaires (suis touché que vous suiviez mes écrits)...
Et bien sûr merci @mBS pour cette mise en avant.
Pour info, la version longue de cette nouvelle est dans le recueil "Collector" sous le titre "Une fin (faim) d’amour" (pp. 114-125)... (cliquer sur "Cortex3")
@Cortex, je trouve qu'on rentre toujours si "simplement" dans vos récits, qui paraissent aériens et légers, tout en offrant toujours des touches de profondeurs à explorer... C'est très agréable !
@Cortex, une nouvelle qui a su capter mon attention, que @Zoé Florent a bien analysée : « immersive, tout en introspection, qui navigue entre réalité et rêverie, nostalgie et projection... » au point qu'il n'y a rien à ajouter.
Une nouvelle tout à fait dans l'esprit du thème : « Une rencontre fortuite ».
Avec toute ma sympathie. MC
@Cortex Très jolie nouvelle immersive, tout en introspection, qui navigue entre réalité et rêverie, nostalgie et projection...
Merci pour cette contribution fort bien rédigée, comme de coutume, sous votre plume experte. Amicalement,
Michèle