Comment commencer ? Ça m'ennuie de vous parler de trucs anciens que plus personne ne connaît et donc, par effet de la cause, comme disent les philosophes de Socrate à SaintThomas d' Aquin, plus personne n'en parle.
Vous mettre au parfum dès maintenant équivaudrait à dénaturer ce texte et vous donner la chute dès la cinquième ligne.
Donc je vais vous parler d'un temps où les choses n'étaient pas comme aujourd'hui. Il n'y avait pas l'eau courante dans les maisons, et ma mère, bien que nous habitions à partir du début des années soixante dans un HLM tout confort, n'a jamais su dire : « je vais chercher de l'eau au robinet ».
Elle disait : « je vais chercher de l'eau à la fontaine ». D'ailleurs il me semble qu'un groupe d'illuminés rencontrés sur internet veulent moderniser le nom de Jean de La Fontaine par Jean du Robinet. Mais ne t'inquiète pas Jean, moi et quelques personnes que je connais, nous allons empêcher ça !
Donc à cette époque la plupart des logements étaient insalubres. Les lits étaient en métal. Et je revois mon père les passer régulièrement au chalumeau afin de tuer les punaises.
Bref !
Nous sommes en 1948, en Tunisie. J'ai deux ans. Enfin, je crois parce que je marche à quatre pattes. Nous habitions au 10 rue Salem à Tunis au deuxième étage d'un petit immeuble qui en comportait trois et dont la particularité, était d'être situé à côté d'un cinéma en plein air. L'image traversait la rue et allait se projeter sur les façades des immeubles d'en face.
C'était pour moi comme un kaléidoscope géant qui m'amusait. J'entendais les voix et la musique des films, je voyais les personnages en couleur bouger. Ça me suffisait comme distraction. Mais j'en avais d'autres. L'immeuble avait un toit-terrasse où les femmes venaient étendre leur linge. C'était un grand plaisir pour moi de jouer avec le vent entre les draps qui pendaient jusqu'au sol.
Je me souviens, d'un jour où mon grand-père (Fallou) est venu nous voir. Nous étions sur le balcon. Je ne sais pas pourquoi il m'a pris et m'a soulevé à bout de bras au-dessus du vide par-delà la balustrade. Je m'en souviens très bien. Je me suis mis à lui pisser sur le visage. Pourquoi ? Je n'en sais rien, peut-être que j'ai eu peur. D'après ma mère, beaucoup plus tard, me raconta que tout le monde avait beaucoup rit ce jour-là, après avoir beaucoup tremblé qu'il ne me lâchât.
Autre souvenir de cette époque, cet immeuble avait un perron de trois marches sur lesquelles un gros bonhomme vendait des figues de barbaries fraîches. La plupart du temps, il était torse nu. Il avait une paire de seins bien plus gros que ceux de ma mère que je regardais avec convoitise… déjà … !
C'était un jour comme les autres, chaleur tropicale avec peu de vents chauds, un mélange de simoun et de sirocco et le tour est joué, les draps sont secs.
Donc, c'est l'après-midi, il fait trop chaud pour monter jouer avec le vent sur la terrasse. Je marche à quatre pattes dans l'appartement de mes parents. Ma grand-mère maternelle habite avec nous.
Je vais par-ci, par-là, sur le carrelage en terre cuite : une belle tomette rouge brut. Ici on lave à grande eau, on est encore à l'ère de la serpillière que l'on passe et essore à la main. En fait, je n'ai pas de but, j'explore ! Ça m'amuse, je n'ai pas d'obstacle, je passe sous les tables et sous les lits. Je fais des voyages que je suis seul à imaginer.
Les lits sont comme des tunnels dans la pénombre des couvre-lits. Ça fait monter mon adrénaline. Et tout à coup, sous un lit, celui où dorment mes parents, du côté de la tête, je vais être servi en matière d'adrénaline, je me retrouve nez à nez avec une tête veau entière. Une tête de veau fraîchement coupée, de chez le boucher, avec encore quelques traces de sang qui coulent et deux gros yeux glauques qui me regardent d'un regard torve. J'ai eu la trouille de ma vie. Mon cœur s'est mis à battre la chamade.
Je n'ai aucun souvenir de la suite de cette histoire si ce n'est que soixante- quatorze ans plus tard, je m'en souviens encore.
Je n'ai jamais fait de rencontre aussi violente.
Ma mère m'a raconté plus tard que caché sous le lit, j'ai pleuré tellement fort que j'ai ameuté tous les occupants de l'immeuble.
D'après ma grand-mère, une tête de veau sous le lit des jeunes mariés éloigne le mauvais œil et empêche les cauchemars et les mauvais rêves.Vous vous rappelez, je suis l'aîné, bhée, bhée, donc mes parents sont encore des jeunes mariés.
Je n'ai trouvé aucune trace de cette superstition sur internet.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Cher @Christian BALLET
Je ne sais pas comment c’est possible, mais je découvre seulement aujourd’hui votre commentaire. Je n’ai reçu aucun message de réception. Les machines donnent des petits signes d’indépendances, et ce n’est que le début.
Jusqu’à un certain âge, l’insouciance des enfants pauvres est égale à l’insouciance des enfants riches. C’est le plus bel âge. L’âge où d’autres règlent tous nos problèmes. Il y a des jours où j’aimerais retomber en enfance.
Merci pour votre commentaire.
FF
@FernandFallou
Merci pour ce souvenir atypique! En quelques lignes, nous voilà nous-mêmes propulsés dans le temps, et nous retrouvant face à face, sous un lit ou entre des draps blancs séchant au soleil, avec nos propres souvenirs d'enfance…
Epoque d'insouciance bénie où les adultes jouaient avec nous à des jeux qui terroriseraient n'importe qui aujourd'hui (comme votre grand-père qui vous suspend dans le vide!^^)
Un grand merci à vous!
Cher @Michel CANAL
Le premier à avoir du mal à croire à cette histoire, c’est moi ! Je dis que j’avais entre deux et trois ans. L’extraordinaire incroyable, c’est que j’ai encore quelques souvenirs de cette époque. Un peu plus tardifs, certes, mais avant mes cinq ans et demi. Des souvenirs plus subtils, plus abstraits comme l’itinéraire de chez moi au marché. (Vérifié à trente ans et conforme au souvenir)
J’ai mangé du veau, mais comme je disais à @Damian Jade qui me parlait de Noam Chomsky et de Yuval Noah Harari, sur un commentaire dans un de mes essais sur les mots… « La pensée ».
Je n’en mange plus !
Quant à votre aventure dans la Dordogne avec une tête de porc je suis sûrement un des seuls à comprendre vos sentiments au plus près.
De toute façon je n’ai jamais été fervent adepte des têtes de veaux.
Amicalement.
FF
Eh bien, @Fernand Fallou, il faut que la rencontre vous ait marqué pour être imprimée dans la mémoire, si jeune.
C'est drôle comme le thème d'écriture nous a offert une grande variété de rencontres... et peut-être y en aura-t-il encore d'autres, aussi surprenantes. Mon plus ancien souvenir est antérieur à l'âge de quatre ans, mais pas autant que vos deux ans. Mais beaucoup plus tard, lors d'un camp scout, m'étant un peu trop éloigné du bord en nageant dans la rivière Dordogne, j'ai eu la surprise de voir passer à un mètre de moi, entraînée par le courant, non une tête de veau fraîchement coupée, mais une tête de porc. L'effet de surprise a je pense été le même, mon coeur battant la chamade, et j'ai vite rejoint la berge. Un souvenir que comme vous, je n'ai pas oublié.
Merci pour ce partage qui nous rappelle un mode de vie tellement éloigné du confort actuel... et des coutumes singulières.
Question légitime : mangez-vous, comme un ancien président pour qui c'était un plat favori... de la tête de veau sauce ravigote ? Ou bien, hi hi hi ! en êtes-vous dégoûté à jamais ?
amicalement. MC
Ma chère @Chanelle 75
Mais vous êtes partout, sur les traces de mes divagations. Quelle énergie. Je vous remercie. Vous êtes quelques-unes à me suivre, au moins quatre ou cinq et j’me demande si je ne vais pas fonder un fan club.
Merci pour ce temps que vous m’accordez pour me lire.
FF
@JIA TOLENTINO
Un sourire, une émotion, je suis ravi et payé largement de mon effort. Merci pour ce commentaire sympathique. Mais si, vous pouvez toujours demander plus à un auteur.
Amitiés
FF
Merci Fernand pour ce petit récit qui m'a ramené au loin sur les chemins de mon enfance. En effet je me souviens de ces lits en métal. Je n'ai pu m'empêcher de rire vous imaginant devant cette rencontre "extraordinaire" pour ne pas dire "effroyable" et pourtant je comprends tout à fait que vous ayez eu peur et que vous ayez pleuré. Je ne suis pas étonnée que vous vous en souveniez. J'ai également quelques souvenirs d'enfance très lointains mais avec le temps mes souvenirs quelque peu effacés ne sont plus qu'un mélange d'imaginaire et de réalité. Merci pour cet agréable voyage dans la Tunisie des années 50.
Bien à vous
Une histoire qui fait sourire et qui émeut. Que demander de plus à un auteur ?
Amitiés
Jia
@lamisch
Ma chère Michèle
Ça me fait plaisir de te revoir dans mes écrits, et surtout de savoir que je ne suis pas le seul à avoir des souvenirs qui remontent aussi loin. J’aime l’humour, j’ai dû manger du clown quand j’étais petit, ça devait être à l’insu de mon plein gré. Faire rire les gens est un vrai plaisir pour moi, même si parfois je suis un peu lourdaud.
Bises et bonne soirée à toi aussi.
Bonsoir @Boris Philips
Merci d’avoir fait un tour dans les méandres de mes souvenirs et de mon crayon. Le voyage transgénérationnel touche à sa fin, mais parlons d’autre chose.
Amicalement.
FF
Merci de ce partage, @Fernand Fallou.
Une très belle plongée dans un univers transgénérationnel bâti sur autant de tendresse et de joie que sur les terreurs irraisonnées de l'enfance.
Amicalement.
Philippe.
Ma chère @Catarina Viti
Très heureux de te lire dans mes lignes. Généralement, sous les lits, on trouve des amants. Mais que veux-tu les traditions se perdent… Déjà quand j’étais petit.
Tu es pardonnée.
Merci de ton commentaire délirant.
Ach, Fernand, vous êtes définitivement la Shéhérazade de mBS... (l'homme aux mille et une histoires).
Et si, en fait, vous aviez vu sous ce lit non point une banale tête de veau, mais l'athlète de Vaux (à la fine aigrette) ?
...Allez, vous êtes bon, je sais que vous allez me pardonner celle-ci.
Merci pour ces petits bonheurs que vous partagez généreusement.
@FernandFallou
Ne vous inquiétez pas, cher auteur, je ne le dirai à personne: votre date de naissance restera un secret bien gardé! Les souvenirs de la petite enfance sont souvent ceux qui nous marquent le plus car ils s'impriment dans le cœur et dans la mémoire comme de l'encre sur un buvard. Contre toute volonté ou barrières quelles qu'elles soient, naturellement, et ils y restent à jamais gravés. Pour le meilleur et parfois pour le pire. Bonne journée et continuez d'écrire votre histoire, ou d'autres...
@Delpopolo Antonia
Merci pour ce gentil commentaire. Malgré ce texte je ne connais pas très bien la Tunisie. J’y suis né (en 1946, ne l’ébruitez pas) et je suis venu en France le 15 aout 1951 passeport de mes parents à l’appui. J’avais cinq ans et demi. Etonnant, même moi je n’en reviens pas. J’ai quelques souvenirs de cette époque. La route de la maison au marché, les jouets que l’on m’achetait. Un jour j’ai trouvé un catafoque par terre, je croyais que c’était une pierre magique. Le voyage sur le bateau Tunis Marseille, la gare de Marseille mon premier croissant aux amandes dont je n’ai jamais retrouvé le goût. Je ne vais pas tout vous raconter, il faudrait plusieurs pages.
J’irai voir ce que vous faites.
Bonne continuation.
@FernandFallou
Mais quel beau voyage dans ce pays de soleil et de vent! Et quelle étonnante rencontre pour un enfant... mais aussi pour les plus grands dont je fais partie depuis longtemps! Merci pour cette belle histoire
Antonia Delpopolo
Tout d’abord, merci à Christophe Lucius et son équipe d’avoir publié mon texte. Je n’y croyais plus.
Ce que j’aimerais dire, c’est que cette tranche de vie de ma prime jeunesse est absolument authentique.
Je raconte que j’avais deux ans, disons que, peut être, j’avais deux ans et demi voire trois ans, mais c’est le maximum.
Ma mère me disait qu’elle m’avait nourri au sein jusqu’à l’âge de trois ans.
Je sais que c’est incroyable mais j’ai quelques autres souvenirs d’avant mes cinq ans et demi.
Bonne continuation à tous.
FF