Jean-Claude Kroussar est le premier auteur à répondre à notre interview sur le sujet de la double culture. Avec son ouvrage « Cambodge, la longue quête », posté ici, il dévoile ses amours, et sa passion : le Cambodge. Un destin culturel et sentimental qui nous projette dans la culture khmère dont il embrasse les valeurs.
Effectivement, il faut remonter loin dans le passé, puisque je suis arrivé au Cambodge en juillet 1973, pour une mission d’espionnage au nom d’une honteuse géopolitique française. À l’époque, j’avais 22 ans, le pays était plongé en pleine guerre civile et la population paysanne affluait de partout pour se réfugier dans les grandes villes, afin d’échapper aux bombardements américains. Mon premier ressenti a été un mélange d’admiration et d’étonnement.
Admiration, pour un peuple qui devait faire face à de multiples menaces, mais qui arborait de larges sourires, comme s’il n’y avait pas la guerre. Des centaines de milliers de personnes fouinaient dans les échoppes à la recherche de quoi se vêtir, se nourrir, se soigner… En trois ans, la population de la capitale avait triplé, passant de 630 000 habitants à 1,9 million.
Les nouveaux venus avaient installé des abris précaires ; faits de végétaux, recouverts de bâches plastifiées ou de simples cartons empilés. Tous les espaces disponibles étaient utilisés : les trottoirs, les quais au bord du Mékong, les jardins publics. La ville était surpeuplée, congestionnée et les autorités submergées. Il y régnait un impressionnant mélange de modernité et de très grande pauvreté.
Étonnement, car la culture française était encore bien présente dans l’ensemble du pays. Toutes les inscriptions et les noms des rues, des enseignes, des bâtiments administratifs, étaient rédigées en français, parfois en khmer, témoignant de la présence française du temps de son protectorat. La langue khmère, bien qu’officielle, était relayée au second plan. C’était l’enseignement en français qui tenait une place prépondérante. Et la jeunesse était capable de disserter sur les œuvres littéraires de Balzac, Victor Hugo, Jean de La Fontaine, ou bien de George Sand, comme « La Mare au diable ».
Donc, culturellement, je ne fus pas trop déstabilisé, puisque la langue n’était pas un obstacle et que les gens aisés vivaient à l’occidentale.
J’ai eu le bonheur de rencontrer une jeune femme Khmère, qui m’a fait découvrir la langue et les us et coutumes, mais ce n’était que par jeu ou curiosité. En fait, les seules phrases en langue khmère, que j’ai vraiment apprises à cette époque, ont été les prières sacrées que j’ai dû prononcer le jour de notre mariage, en janvier 1975. Un mariage de courte durée, puisque trois mois plus tard, le 20 avril, ma jeune épouse, Tiane, enceinte d’un mois, fut livrée à ses bourreaux, par l’ambassade de France à Phnom Penh, où nous nous étions réfugiés. Le 30 mai, je fus expulsé vers la Thaïlande.
À partir de ce jour, j’ai essayé de dénoncer cet acte odieux, de sensibiliser le gouvernement français sur ce qui se passait dans leur ancien protectorat. Mais on me condamna au silence, au nom du sacro-saint devoir de réserve que se doit tout officier. Alors j’ai amassé des preuves, volé des documents confidentiels. Bref, j’attendais le moment opportun pour écrire un témoignage sur la honteuse géopolitique de la France au Cambodge. Je dus attendre longtemps, mais c’est fait.
En 1978, j’appris que mon épouse khmère avait survécu au génocide, et que nous avions un fils qui, séparé de sa mère, était retenu quelque part dans un camp pour jeunes enfants. Ainsi, durant douze années, alors que le pays sombrait dans une seconde guerre civile, je n’ai eu de cesse de les retrouver, afin de leur venir en aide. Ce n’est qu’en 1994, que nous avons pu reprendre le rythme d’une vie normale, et que je me suis vraiment immergé dans un monde différent. Un monde qui se reconstruisait tant bien que mal.
Ce fut ma première et véritable immersion, car je souhaitai comprendre les souffrances qu’avait endurées ma famille. Et par nécessité, en apprenant la langue, de pouvoir échanger avec les Khmers qui, dans une grande majorité, ne parlait plus le français.
Le fait que le pays fut confronté à trente années de guerre, réduit à l’état de champs de ruines, privant la population de tous produits de nécessité, il était très difficile d’y vivre, voire d’y survivre. En 2000, je réussis à convaincre mon épouse à venir vivre en France, alors que notre fils, âgé de 24 ans, préféra rester au Cambodge, en tant que conseiller auprès du gouvernement.
Une décision fortuite dirons-nous, qui s’est imposée de par l’enchaînement de drames que nous dûmes affronter, comme si les trente années de guerre n’avaient pas suffi. Tout d’abord, nous avons perdu notre fils, tué dans un accident. Puis, la maladie nous a frappé mon épouse et moi-même. Ne voulant pas mourir en France, elle m’implora de la rapatrier sur la terre de ses ancêtres, afin de reprendre vie rapidement, sans errer entre deux mondes. Elle espérait se réincarner en belle Apsara ! Mais, selon elle, cela ne pouvait se réaliser qu’au Cambodge. Sinon, son âme errerait à jamais, hantant la terre des vivants.
J’acceptai de la rapatrier, nous avons vendu tous nos biens, pour faire de Phnom Penh notre dernière demeure. Avant de mourir, elle me fit promettre que l’argent des ventes soit utilisé pour aider les miséreux, ici, au Cambodge, notre pays. Je lui ai souri, l’ai embrassée, lui ai promis. Elle me savait malade, condamné, mais elle espérait que j’eusse assez de force pour réaliser son vœu. Ce que je fis…
Et, quand l’on croit que tout est fini, quand on s’y attend le moins, un nouveau chemin apparaît. Le crabe m’a laissé tranquille suffisamment longtemps pour que je puisse tenir ma promesse, reconstruire ma vie, avoir une nouvelle famille et m’immerger définitivement dans une nouvelle culture.
Je dirais que ce fut une plongée en apnée, sans préparation physique ni repères.
C’est un autre monde, issue de l’Empire Khmer, avec une langue très particulière, dérivée du Sanskrit et du Pâli. Une langue qui fut adaptée et modernisée au fil des siècles, khmérisée diront les spécialistes. Dont les coutumes sont toujours imprégnées d’hindouisme où Brahma, Vishnu et Shiva sont le reflet des trois aspects de la puissance divine : création, préservation, destruction.
Mon épouse, Tiane, issue de la noblesse khmère, cette noblesse aujourd’hui décimée ou répartie dans le monde, ne connaissait pas les tournures de phrases du milieu rural. Elle m’enseignait le khmer littéraire, celui que l’on parle dans le grand monde, qu’on lit dans les livres. Du fait de son éducation et maîtrisant plusieurs langues, notamment le français, elle avait un mode de raisonnement et de pensées très différents de celui que l’on rencontre dans les rizières.
Or, le destin m’a conduit au milieu des rizières, là où vivent les plus démunis, là où je peux leur venir en aide. Là où la langue khmère est brute de fonderie, là où les phrases et expressions sont très imagées et minimalistes, à mille lieues de ce que l’on trouve dans les livres. Malgré mes connaissances de l’écriture khmère, j’étais totalement désemparé ; je me faisais comprendre, mais je ne comprenais pas toutes les réponses. Car les phrases peuvent changer de sens en fonction de l’ordre des mots. Ou encore un mot français peut avoir une douzaine de correspondances selon qui fait l’action et comment elle est réalisée. C’est le cas du verbe « porter » qui a plus de vingt mots différents en fonction de l’endroit où l’on place la charge au niveau du corps (sur la tête, sur l’épaule, sur la hanche…). Il m’a fallu dix ans pour maîtriser toutes les expressions courantes, ce qui me décida à les compiler dans un dictionnaire afin d’aider les francophones désireux d’apprendre la langue.
Donc l’immersion se heurte non seulement à l’apprentissage de la langue, mais aussi à la culture profondément bouddhique. Car la pagode est au centre de la vie khmère, elle régit les activités de la communauté. Toutes les fêtes nationales sont célébrées à la pagode, ainsi que la plupart des cérémonies en hommage aux défunts. C’est le lieu où l’on vénère Bouddha, au rythme des phases lunaires. Bien que le Cambodge reconnaisse le calendrier grégorien, nous avons un calendrier bouddhique, luni-solaire, qui démarre à la mort du Bouddha, fixé en 544 avant Jésus-Christ. Ainsi, l’année 2023 correspond à l’ère bouddhique 2567. C’est une particularité de l’Asie du Sud-est.
Ce qui m’a le plus troublé, c’est de découvrir que la Bible reprend des pans entiers de l’hindouisme, en les adaptant, s’inspirant de la vie de Bouddha. Mais ceci est un autre sujet.
Probablement les deux ! dirais-je.
La culture khmère a changé ma façon de voir le monde. Elle a changé ma façon de vivre, une vie où l’insouciance du lendemain domine le quotidien ; une vie où les ancêtres sont au centre de la vie, qu’ils soient encore de ce monde ou bien disparus. Il y a une grande place pour l’animisme, qui se marie très bien avec le bouddhisme, où la loi du karma nous fait accepter les difficultés de la vie présente, en espérant que nos bonnes actions favoriseront une vie future. Ces croyances, souvent moquées, m’ont aidé à me reconstruire, en m’apportant plus de spiritualité, de patience, de tolérance et de résilience.
Précisons déjà que, n’étant pas écrivain, mon style d’écriture n’est pas lié à ma double culture, du moins cela ne l’a pas influencé. Par contre, ce choc culturel a largement contribué à ma décision d’écrire mon témoignage dans l’espoir de partager l’histoire méconnue d’un peuple qui a enduré les pires souffrances ; dont les Occidentaux s’acharnent toujours à cacher leurs méfaits et leur culpabilité.
Par nature, les Khmers sont très pudiques, les survivants au génocide et aux trente années de guerre ne veulent pas rouvrir des blessures insuffisamment refermées en parlant du passé. Et puis au nom du karma, ils considèrent que les supplices endurés contribueront à améliorer leur prochaine vie !
Comme j’ai traversé tous les drames du pays depuis 1973, et maîtrisant désormais la langue, j’ai pu recueillir de nombreux témoignages afin de compléter mon vécu. Alors, oui, la sagesse et l’abnégation de ce peuple m’ont permis de mesurer l’importance de la porter de chaque phrase, en y incluant un profond respect et amour envers le peuple Khmer. De ce point de vue, ma double culture m’a permis de trouver les mots justes.
Question piège, car nous avons tellement de différences… J’éviterai de parler politique, sujet ô combien polémique. Et je m’abstiendrai de disserter ou de philosopher sur la culture française, où, il me semble, que les mots et les idéaux ont remplacé les actions et les réalisations.
Cependant, un mot me vient à l’esprit : méconnaissance.
C’est un contraste saisissant, qui me saute à la figure lorsque j’écoute ou regarde les médias occidentaux. Qui raillent en permanence tout ce qui provient de Chine, ou d’Asie. Par ironie, certains disent qu’il n’y a pas de différence entre « I Love You » et « Made in China », les deux n’offrant aucune garantie. Bien que cela me fasse rire, c’est l’aveu flagrant d’un manque de connaissance de notre continent.
J’ai l’impression que les Français ne se rendent pas compte de ce qui se passe loin de chez eux. Ils racontent un monde qui n’est pas l’exacte réalité, ou alors c’est leur perception qui est biaisée. Souvent, ils ignorent que l’Asie s’active pour combler son retard dans de nombreux domaines : technologiques, spatial, avionique… Que l’Asie est en passe de devenir la première puissance mondiale ; « j’entends les rires de nos lecteurs ». D’aucuns diront que l’Asie a beaucoup copié. Certes, mais l’occident lui a délégué son savoir-faire, a implanté des usines, et cetera, favorisant le développement industriel.
Pour préciser ma pensée, je dirais que la vision que nous avons de l’Occident est très mitigée. Je ne suis pas le seul à le dire. Nous avons l’impression que la France perd ses valeurs, qu’elle est entraînée dans un tourbillon malgré elle. Que l’occident est à la botte des USA, qui veulent toujours imposer de nouvelles règles au reste du monde, comme une façon unique de faire, de penser ou de vivre. Or, en Orient, nous souhaitons vivre dans un monde tolérant, ouvert, multipolaire, où l’on s’entraide tout en gardant nos propres coutumes, notre propre culture, parfois ancestrale, avec pour unique règle le respect mutuel, sans rien imposer aux autres.
Rien n’est parfait en ce bas monde, mais je peux vous affirmer qu’en pays Khmer, il y fait bon vivre, en toute liberté, et que beaucoup de résidents étrangers ne souhaiteraient, pour rien au monde, en partir.
Par amour, c’est exactement le terme qui convient. Pour l’amour d’une femme et d’un fils, emportés dans le tourbillon de l’enfer. Pour l’amour d’un peuple, martyrisé par les Occidentaux. Oui, par amour, j’ai consacré ma vie pour le Cambodge, en essayant d’aider financièrement les plus démunis, souvent de les secourir. Je peux dire que cette double culture m’a permis de relativiser les choses, m’a appris la tolérance, m’a ouvert l’esprit sur une autre façon de vivre, où la famille, de l’ancêtre au dernier-né, vit en toute harmonie et entraide.
Permettez-moi de terminer sur une note plus joviale et philosophique. En Occident, vous avez la montre. En Orient, nous avons le temps. Alors nous le prenons !
Ce qui n’est pas fait dans cette vie-là sera réalisé dans la prochaine, c’est notre force.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Clarisse Balsamo
@Franck. Broage
@Christopher mfoula
Parfois, la mécanique mBS s'enraye et le fameux arrobas @ ne déclenche pas l'envoi d'un message... Donc je découvre vos commentaires.
Bref, je tenais à vous remercier, car vos commentaires me touchent vraiment.
J'espère que vos lectures seront récompensées en découvrant cette histoire méconnue, et le monde de la honteuse géopolitique dans sa dimension la plus abjecte.
Merci à vous, très respectueusement, Kroussar.
@Kroussar
Grâce à votre commentaire sur mon texte, j’ai découvert votre interview "double culture". Que dire ? Que je suis bouleversée par ce qui a frappé votre première famille ? Mes mots seraient bien pauvres, mais vous pouvez les imaginer. J’ai découvert les premières pages de votre ouvrage ; je vais le lire peu à peu. Merci pour ce témoignage si fort, ainsi que pour ces partages, en ligne comme au Cambodge.
Une interview très passionnante et enrichissante. Je découvre un auteur talentueux et j'apprends de son expérience, à travers ses mots. J'aime beaucoup cette nouvelle rubrique. Merci beaucoup et mes respects à l'auteur @Kroussar.
Bonjour,
Merci pour votre témoignage bouleversant. Votre courage, votre bienveillance et votre énergie forcent l'admiration. Bravo.
Et merci à MbS pour l'ouverture de cette nouvelle rubrique.
Bonjour, je vous découvre et merci pour ce témoignage. Je suis ravie de lire un écrivain attaché et amoureux de cette culture et de ce pays. Je suis d'origine cambodgienne. Il est vrai que la double culture touche aussi, les enfants cambodgiens venus en France ou autre. Je viens de publier mon recueil de nouvelles "La destruction créatrice de l'être" sur le site. J'ai hâte de vous lire et encore merci, de me faire découvrir votre livre. Bien à vous.
Permettez-moi de remercier monBestSeller pour cette nouvelle rubrique qui met en valeur les grands principes de ce site : respect, entraide, reconnaissance et soutien.
Merci à Myriam, Christophe et Dominique. Mes pensées vous accompagnent. Amicalement, Jean-Claude.
@FANNY DUMOND
Bonjour Patricia, merci pour vos compliments qui me touchent vraiment. Amitiés,
@Zoé Florent
Bonjour Michèle, quel plaisir de recevoir ton soutien. Non seulement tu as lu et relu mon témoignage, mais tu y as consacré énormément de temps pour qu'il puisse être digne de ce site et de nos lecteurs. Amitiés,
@Kroussar Bonjour Jean-Claude,
Pour avoir longuement échangé avec toi, pour avoir lu plusieurs fois ton témoignage, cette interview ne m'apprend rien. Cependant, en quelques questions ciblées, elle a su résumer un parcours aussi incroyable qu'exceptionnel. J'espère qu'elle donnera envie à ses lecteurs de découvrir ton très beau roman.
Je te souhaite le meilleur ainsi qu'à tes proches.
Amitiés,
Michèle
Votre témoignage, ô combien courageux, a interpellé vos milliers de lecteurs et votre portrait nous apporte un éclairage sur l'homme si profondément humain que vous êtes, cher Jean-Claude. Après tant de souffrances endurées, vous avez trouvé l'apaisement, j'en suis touchée et très heureuse. Je vous envoie ma sincère amitié dans votre pays de cœur. Patricia
@Jean Benjamin Jouteur
Merci mon ami, pour ton soutien. J'espère que nous pourrons partager quelques moments de cette culture particulière, dont les us et coutumes ancestrales font notre quotidien. Amitié.
@Kroussar Un article tout aussi passionnant et fort que ton bouquin qui, pour moi, eut l’effet d’une gifle… Une gifle bénéfique comme il en existe parfois. Je regrette de ne pas pouvoir, pour le moment, partager avec toi, même un brin même infime de cette culture que tu évoques si bien, avec tant de passion, d’amour et de précision. Tu as eu une chance folle d’avoir rencontré ce si beau pays, le Cambodge qui t’a permis de te reconstruire, mais je crois que ce pays a eu également la chance de rencontrer un certain Kroussar. Amitiés. JB