EXPRESS, UN HOMME ET SON DESSIN

Trois coups de crayon gras peuvent vous renvoyer à vos origines tues ?

À vrai dire, quelle rencontre est fortuite ? Elle est peut-être le produit d’une loi encore non consciente. Nous sommes des astres lancés dans le ciel des contraintes et désirs, avec le hasard, Az-zah, jeu de dés, selon Mallarmé l’obscur prof d’anglais au lycée Pasteur, Besançon. Et nous nous croisons, au présent, au passé – peut-être même dans l’à venir. Désert saharien où, derrière une dune se profile le berger de neuf ans, souterrain OCDE Paris dans lequel deux Asiatiques échangent des liasses de billets, on passe, direction La Muette, et d’autres, mi-là mi-do-ré, fa-sol.

J’attendais le métro à Bel-Air, Paris 12e, une station semi-couverte et donc emplie d’oiseaux voletant des platanes proches aux ressources des quais. Dix heures trente, 9 mai. Arrive mon métro ligne 6, vers Montparnasse, j’entre derrière les plus pressés des voyageurs et la sonnerie de fermeture des portes retentit. C’est alors qu’un quidam me pousse, il a un angle aigu, je proteste, l’angle est celui d’un carton à dessins format un mètre sur deux. Son possesseur formule des excuses, il est en retard au rendez-vous chez un galeriste.

Au fond, ce n’est pas grave, dis-je. Nous gagnons les deux strapontins voisins, l’espace est à nous. L’homme me regarde comme si j’étais un sujet objet, de type plante. Visage intéressant, lâche-t-il. Rien à dire de mon côté. L’homme pose son carton à plat sur ses genoux, l’entrouvre, chope une feuille, un fusain dans sa besace type militaire et hop, il me dessine comme il me voit et, d’un geste large, signe en bas à droite. Puis il me tend la feuille avec un merci, et se lève : place d’Italie, sa correspondance.

Aujourd’hui, je veux retrouver cette esquisse en trois traits de crayon gras, et je ne mets pas la main dessus. J’en ai fait un profil sur une adresse de réseau, perdue, oubliée.  

Ben voyons. Les rencontres de hasard vous ancrent, mais vous les repoussez au fond de votre conscience là où commence l’obscurité du dedans.

Il me reste un rêve. J’entre dans un café des Champs-Élysées d’avant, non frelaté. Ai-je un rendez-vous ? On dirait.  L’établissement est brillamment éclairé, illuminé, même. Des gens devisent, sans les regarder, je gagne le fond, de plus en plus sombre, et bientôt les murs peints au-dessus des boiseries, ces murs deviennent pierre, irrégulière, brute, accidentée : le café est devenu grotte et je progresse. Ou régresse ?

Aujourd’hui je me demande si un regard et trois coups de crayon gras peuvent vous renvoyer à vos origines tues, ces souvenirs lignagers discrets : on les porte à notre insu.

Marie Berchoud

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