
David éternua une première fois. Il savait que d’autres spasmes irrépressibles suivraient bientôt. Une nouvelle crise allergique se profilait. La poussière qui jusque-là, inactive, stagnait, comme en hibernation sur les meubles, saturait maintenant l’atmosphère. Il les voyait, ces minuscules et dérisoires particules qui lui pourrissaient pourtant la vie. Des milliards de flocons qui dansaient à travers la lumière de la fenêtre du grenier. Les larmes dues à l’histamine qui commençaient à couler, étaient aussi celles de douleurs vivaces. Son meilleur ami venait de succomber à un cancer et la procédure de son divorce lui bouffait la moindre parcelle d’espoir. Il devait impérativement changer d’air. La maison de son enfance et de tant d’années d’amour, en vente, il fallait maintenant se débarrasser de tout ce qui trainait là-haut, dans l’antichambre des souvenirs et du passé. Il venait de soulever un drap lorsqu’il le vit. Il était là devant lui, le téléviseur Téléfunken de sa jeunesse. Une vague de nostalgie le submergea. Son adolescence, l’insouciance, les premiers émois …
Cachés quelque part dans les méandres de son esprit, les images du spot publicitaire de 1982 le frappèrent de plein fouet. Une femme sublime, qui court dans les vagues. Culotte et t-shirt blanc collés contre son corps, épousant la forme de ses seins que l’on devine, que l’on espère. L’homme qui regarde le spectacle sourit, lance des regards coquins devant la caméra. Couchée sur le sable, elle tourne, se retourne puis se relève et, enfin, à genoux, en un geste sensuel, ôte son haut laissant découvrir la beauté sans filtres de sa poitrine. Il entend la musique qui accompagne si bien cette pub, une chanson, un slow en anglais. Juste après que sa femme ne rentre et ne l’appelle, l’homme change de chaine, laissant apparaitre un avion qui décolle. Il revoit même le slogan inscrit sur l’écran : « Téléfunken, les couleurs de la vie ». Les pubs des années 80 possédaient toujours une bonne dose d’humour. Juste à côté du téléviseur, il remarqua un rouleau de papier. Il le déplia fébrilement. C’était le poster de la playmate en train d’enlever son haut qui était vendu avec. Si les fabricants connaissaient l’impact que pouvait avoir une publicité sur le cerveau des consommateurs en terme d’achat, Il se demanda s’ils avaient étudié ce que ce genre de pub pouvait susciter chez un adolescent de 11 ans comme lui à l’époque. Si à cette période, il commençait à peine à s’intéresser aux filles et à leurs charmes, cette publicité lui avait littéralement ouvert les yeux sur sa sexualité.
Il avait pris conscience ce que le corps d’une femme représentait pour lui : la beauté absolue. Il avait passé des heures à regarder des émissions débiles, simplement dans l’espoir de revoir, encore et encore cette pub. Avec le temps, son esprit l’avait occulté, comme tant d’autres choses de cette époque. Mais ils ne les avaient pas effacé, elles étaient simplement à l’abri quelque part dans son hippocampe. Il descendit dans la cuisine se prendre un antihistaminique. Il décida de se replonger dans cette vision de son passé. Il pianota sur son portable et trouva la vidéo de la pub. Il la visionna plusieurs fois. Un flot de souvenirs remonta à la surface du présent. En revoyant la femme de la pub, il fut saisi par la ressemblance avec son ex-femme. En apnée dans son passé, il se souvint de ses différentes petites copines, toutes se rapprochaient plus ou moins du modèle. Inconsciemment, ses différents flirts, béguins, jusqu’à son grand amour avaient été à l’effigie de cette femme. Mais au fait qui était-elle au juste ? Après une brève recherche, il découvrit qu’il s’agissait de Françoise Nicod alias Fanfan, une des cocogirls de Stéphane Collaro.
Soudain, une idée folle émergea de son esprit. Il continua à pianoter sur son clavier pendant un long moment cherchant encore et encore. Il passa quelques coups de fils. Enfin, il se saisit de ses clés, prit avec lui le poster et se rendit à la gare. Dans le TGV vers Paris il écouta la chanson de la fameuse pub. « Eden Is a Magic World » du groupe français « Pop Concerto Orchestra ». Grâce à cette pub, le titre, alors inconnu, était devenu le tube de l’été 82. Il avait découvert un site de fan des émissions de Colaro avec ses cocogirls. Il avait pu ainsi avoir le numéro de Fanfan. Au téléphone, il lui avait ouvert son cœur. Elle avait accepté de le rencontrer afin de lui signer son poster. Perdu dans ses pensées, il envoya deux textos et soupira. Deux heures plus tard, arrivé dans la capitale, il sortit de la gare et se rendit au « Select Montparnasse ». Il la remarqua tout de suite. Seule à une table, elle se laissait caresser par les rayons du soleil printanier. Certes, les années avaient passé, mais sa beauté était toujours là, envoûtante, impérissable. Ses mains tremblaient. En cet instant, il était redevenu cet adolescent devant son icône, sa muse, son fantasme. Il sourit. Il était tout simplement heureux. Depuis combien de temps ne l’avait-il plus été ? Sûrement trop longtemps. Il jeta le poster dans une poubelle et avança d’un pas décidé vers son passé, et, il l’espérait vers son futur. Lorsque sa femme lui sourit, alors il comprit que rien n’était perdu et que les couleurs de la vie n’avaient jamais été aussi belles.
MARK MILLER

Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@ALICE HOUAN
Merci pour votre commentaire qui me touche beaucoup. Vous m'avez donné envie d'écrire une autre nouvelle sur ce sujet de la pub. A très bientôt donc ...
Cher @Mark Miller,
J’ai refermé votre texte avec un sourire au cœur. Il y a des récits qui sentent la poussière chaude, le grenier des souvenirs, les émotions bien humaines, celles qu’on ne range jamais tout à fait. Le vôtre en fait partie.
Merci pour ce moment suspendu, plein de tendresse, d’ironie douce, de nostalgie intacte. Merci pour la justesse des détails — l’histamine, le Téléfunken, l’éveil des sens, la rencontre improbable et pourtant si cohérente. Vous parlez de désir, de mémoire, de liens invisibles tissés dans l’ombre — et de la grâce qu’il y a à les reconnaître, sans cynisme.
Et — permettez-moi un clin d’œil — ouf… de l’humain !
Au plaisir de vous relire très bientôt.
Amicalement,
Alice Houan
@Zoé Florent
Entièrement en accord avec vous. Nous avons régressé depuis les années 80. Avec Coluche, Desproges et autres Leeb, on pouvait rire de tout sans arrière pensée déplacée. J'ai parfois l'impression que nous sommes revenus au Moyen-Age avec tous ces inquisiteurs qui jugent et punissent sans complaisance l'humour, qui a mon sens, ne devrait jamais l'être. Le Moyen Âge a été suivi de la Renaissance. Espérons que cela se reproduise et que nous retrouvions bientôt une telle période où la beauté de chaque œuvre, y compris l'humour, pourra être apprécié à sa juste valeur ...
@Phillechat 4
Merci pour votre appréciation. La vie est tellement courte en effet, et nous avons tendance à l'oublier. Certains moments de l'existence nous marquent plus que d'autres et ne nous lâchent jamais. Avec le temps, ces instants parfois fugaces, définissent un peu ce que nous sommes pour le reste de notre vie.
@Sylvie de Tauriac
Merci pour votre commentaire. Vous avez raison, souvent nos rêves sont à portés de main, parfois même les avons nous déjà réaliser sans pour autant s'en rendre compte. C'est ce que j'ai voulu exprimer avec cette nouvelle.
@MARK MILLER Je n'avais pas le souvenir de cette publicité, aussi l'ai-je recherchée sur Internet. La visionner est l'occasion de constater à quel point notre société est devenue censeuse et puritaine en moins d'un demi-siècle... Collaro savait s'entourer, en tout cas ;-).
Merci pour cette jolie nouvelle. Amicalement,
Michèle
Très beau texte qui montre la nécessité de s'accrocher à tous les moments de la vie !
Merci, très beau texte sur l'impact des images qui déforment parfois la perception que nous avons des autres. Mais il ne sert à rien de courir après le rêve, la réalité a ses beautés. @Sylvie de Tauriac