Chers membres de l’Académie Goncourt,
Nous tenons, par la présente, à vous présenter nos plus humbles excuses et à vous expliquer pourquoi nous ne pouvons pas accepter le Prix Goncourt que vous venez de nous décerner. Vous êtes bien placés pour savoir qu’un écrivain ne peut le recevoir qu’une seule fois. Nous l’avons déjà obtenu ! Nous voilà pris à notre propre jeu. Peut-être devrions-nous dire à nos propres « je ». Nous cohabitons depuis tellement longtemps que nous n’arrivons plus à nous dissocier. Assumer reste notre seule solution. Alors oui, nous assumons cette supercherie, encore qu’entre nous, nous la qualifions plus volontiers de blague de potache.
N’avez-vous jamais découvert un autre « je » en vous regardant dans une glace ? La première fois, cela surprend. On ferme les yeux, on les rouvre et cet autre « je » est toujours là. C’est un ami, pas un adversaire. Un complice même. Mais au fond de soi, on sait qu’être 2 dans une seule enveloppe n’est pas normal. Alors on consulte. D’un commun accord avec son autre « je », on décide de s’allonger sur le divan d’un inconnu susceptible de nous comprendre et pourquoi pas, d’apporter une réponse à nos questionnements. On se rend vite compte qu’il n’en est rien et que personne d’autre que nous ne peut nous analyser. On opte donc pour l’introspection et on s’astreint à ne tolérer aucun mensonge. Le résultat est terrifiant.
Nous comprenons que tout était écrit dès notre naissance - avant même - que seul l’un de nous apparaîtrait sur l’acte officiel de la mairie de Vilnius, que notre mère ne cajolerait que l’un de nous deux. L’autre « je » serait condamné à vivre dans l’ombre. Eternellement. La perpétuité. Notre mère avait des rêves démesurés pour nous. Enfin, pas pour nous, pour l’un de nous, celui dont le nom était inscrit sur son livret de famille. Celui qu’elle voyait plus grand, plus beau, plus intelligent, plus fort que tous les autres. Son amour inconditionnel et son ambition maternelle n’ont pas réussi à étouffer notre autre « je ».
Bien au contraire. Il a œuvré dans l’ombre, préparant non pas sa vengeance, mais bien son éclosion. On ne cherche pas à se venger d’une femme éperdue d’amour pour son fils, même si ce trop plein d’affection s’avère destructeur.
Nous vous entendons déjà dire, à la lecture de cette lettre : « Comment en vouloir à un homme atteint de névrose ? Après tout, il n’a tué personne. »
Vous n’avez rien compris ! Parce que vous ne regardez pas. Vous voyez mais vous ne regardez pas. Sinon, vous nous auriez vu, nous. Vous auriez compris la richesse de notre cohabitation. Nous resterons dans les annales de la littérature française comme deux des plus importants écrivains que ce siècle a compté. Personne, dans le monde, n’a osé faire ce que nous avons fait. Et avec quel talent ! On parlera de nous longtemps après notre mort. On fouillera dans nos vies. Des archéologues de pacotille exhumeront des lettres, des notes, des photos. On élaborera des théories, on interprètera, on supputera… Laissez-nous rire !
Vos œillères et votre besoin de rationalité resteront des barrières infranchissables.
Nous resterons des incompris. Jusqu’à la mort. La Grande Faucheuse nous a déjà fait des clins d’œil. Elle, elle sait. Mais nous ne lui laisserons pas le plaisir de choisir le lieu et l’heure, c’est nous qui déciderons, d’un commun accord, d’en finir avec la vie.
Et sur notre pierre tombale, figurera le nom d’un seul de nous deux. Logique jusqu’au bout. Il n’y a pas de miroir dans les cimetières.
Respectueusement
Romain Gary et Emile Ajar
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Bon article
Merci @Cécile Quétier pour cette lettre qui m'a donné envie de rouvrir quelques livres de cet immense auteur. Et Jean Seberg n'y est pour rien...
@Cécile Quétier Pour tout vous dire, j'ai été surprise que ce texte ambigu soit signé Romain Gary et Émile Ajar au point de faire des recherches pour savoir s'il était l'auteur de cette lettre (suicidé le 02.12.1980, et de fait pas encore entré dans le domaine public). Je vois que vous le confirmez dans votre réponse@PHDV. Pourquoi n'avoir pas inséré les prénoms Romain et Émile dans votre texte, pour guider le lecteur ? Même dans une fiction, il faut faire attention de ne pas attribuer des faits ou des écrits, faux en l'occurrence, à une personne ayant existé.