
La maison que j’avais fuie vingt-quatre ans plus tôt se trouvait devant moi. Même élagage des arbres, même haie taillée au carré. Un cube de silence tranchant dans les illuminations de l’Avenue Carnot. Je ressentis dans mes jambes la démangeaison que je n’avais su réfréner le jour mon départ.
Et je tripotais les clés dans ma poche.
« Votre père m’a demandé de vous les donner. Il y a cette lettre, aussi. Ne soyez pas étonné, c’est mon écriture, je l’ai rédigée sous sa dictée. » La psychologue qui avait accompagné mon père dans ces derniers moments de lucidité était charmante, un visage doux. Elle s’était tournée vers le corps gisant, dont les moniteurs n’avaient pas encore notifié la mort. « Il est bien loin déjà », avait-elle fait en me tendant la main.
De toutes les émotions, c’est la colère qui avait explosé en moi. Ma mère, elle au moins, avait eu la décence de mourir discrètement, mais lui, lui… Je devais cependant reconnaître que sa fin ne manquait pas de panache. Choisir le jour anniversaire de mon départ. Une fois de plus, il avait gagné en m’emprisonnant dans la double contrainte. Je fuyais, et il aurait gagné ; j’entrais dans sa maison, il gagnait encore. Avec lui, je perdais toujours.
J’entrai…
Les odeurs, dit-on, sont les souvenirs les plus profondément ancrés dans la mémoire. L’odeur de la maison n’avait pas changé. Ce décor figé au coeur de la ville en effervescence était troublant.
J’eus malgré moi un regard vers l’escalier qui conduit aux chambres. Qu’avaient-ils fait de la mienne ? Une pièce dont on sait qu’elle ne servira plus jamais, que devient-elle ? Un débarras ? Ou une chambre d’amis ? Chez des hôtes aussi inhospitaliers… ce serait un comble. Je ne pus m’empêcher de ricaner en y songeant.
Je montais les marches, mécaniquement. Ma chambre était à gauche, après son bureau. J’ouvris la porte, incertain… Mais là aussi, rien n’avait changé : Nirvana, Guns or Roses, Metallica… mes affiches étaient encore au mur perforé de mille trous de punaises de tapisserie. Mille trous… ma seule manière de me venger : saloper les murs de ma chambre. Vraiment dérisoire. Le souvenir de la douleur dans la chair du pouce, quand j’enfonçais de toutes mes forces les pointes de métal dans le plâtre, me revint. Décidemment, je n’avais plus rien à faire ici.
C’est au moment où j’allais claquer la porte qu’un détail attira mon attention ; un détail au mur, au-dessus de mon bureau, et que les rideaux à moitié tirés tenaient dans la pénombre. Mon cœur accéléra sa mesure, et j’eus subitement chaud, tout mon corps se mit en tension. Je sentis confusément que toute fuite m’était impossible et une force incoercible me propulsa vers la fenêtre. D’un geste violent j’écartai les rideaux pour faire entrer la faible lumière de cette après-midi d’hiver. J’eus un vertige, m’approchai du bureau, plongeai une main tremblante dans la poche intérieure de ma veste. Je revis alors le sourire de la psychologue de l’hôpital qui, un instant, noya la scène dans des larmes qui bêtement m’étaient venues aux yeux.
Au mur, étaient punaisées vingt-trois enveloppes identiques toutes, et portant la même mention : NOËL. La première était datée 2001 et sur celle que je venais d’extirper de ma poche, la psychologue de l’hôpital avait écrit NOËL 2024.
Je jetai mon sac sur mon lit ; déchirai en tremblant l’enveloppe, et c’est ainsi, en ce jour si spécial, que débuta la lecture des longs adieux de mon père : Mon cher enfant, mon fils, pardon…
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Sylvie de Tauriac. Bonjour Sylvie, espérons que les trois points de suspension après pardon...
@Annie Pic, comme je viens de l'écrire à Sylvie. Espérons que ce père ait compris...
@Jean Benjamin Jouteur, l'amour entre père et enfant est parfois maladroit (quand celui des mères est parfois cruel), ça donne de belles histoires...
@Caroline Devivie, bienvenue dans mes textes !
A tous les 4 : merci♥♥♥ et bonne fin d'année.
@Catarina Viti
Je vois souvent vos chroniques sur le site de MBS mais c'est la première fois que je lis un de vos textes. Il était temps ! Votre récit me fait penser à un calendrier de l'Avent à rebours avec une atmosphère digne de Stieg Larsson dans Millénium. On aime la tension que vous réussissez à dégager en même temps qu'une belle émotion.
Caroline
Ce texte de Dame Catarina, c’est un peu comme une maison familiale qu'on retrouve après des années : familier, troublant, et surtout bourré de secrets dans les placards. Je vous fais le pitch : On commence par une ambiance pesante, un retour forcé dans un lieu qu’on aurait préféré effacer de sa mémoire. Et là, boum, patatras ! la colère nous éclate à la figure, comme si chaque mot était un coup de poing dans le mur (ou dans le cœur, pour être plus précis).
Dame Viti a ce talent un peu sadique mais surtout génial de nous faire ressentir, presque physiquement, les griffures d'un passé qui refuse de nous foutre la paix. . On tripote les clés avec le narrateur, on monte les escaliers avec ce mélange de méfiance et de curiosité, et surtout, on sent cette foutue odeur de la maison, ce "parfum du temps arrêté" qui donne envie de ricaner… ou peut-être de pleurer... J'hésite entre les deux.
Et puis, survient l'apothéose : les enveloppes ! Ce père qui ne fait jamais rien simplement, même pas foutu de mourir en paix, le bonhomme ! La symbolique est parfaite : 23 Noëls suspendus sur un mur, comme des fantômes bien décidés à ne jamais nous lâcher la grappe. L'émotion grimpe en flèche, et quand la psy de service refait surface dans un flash émotif, on comprend que ce texte, au-delà de ses apparences corrosives, est une boule de tendresse maladroite, un héritage aussi fragile qu'un fil tendu entre deux âmes en désaccord.
Bref, c’est un texte qui pince là où ça fait mal, mais qu’on relit aussitôt pour en goûter la finesse. Si vous n’avez pas été ému, checkez votre pouls : vous êtes probablement un robot.
@Catarina Viti
Dans la maison du "non" souvenir, il hésite.
Dans la pénombre de son ancienne chambre, vingt-trois enveloppes de noël, scellées par le poids des non-dits, sont punaisées au mur, comme un calendrier de l'Avent.
Avec la vingt-quatrième, le miracle du pardon va-t-il enfin advenir ?
Bravo pour l'émotion suscitée.
Bon Nouvé Catarina et à l'an que vèn.
Annie
Le pardon est le cadeau de Noël le plus généreux. @Sylvie de Tauriac
@Ernesto Férié. Merci d'être passé par ici.
Vous le savez, je suis païenne (et je sais que vous êtes chrétien). C'est comme ça, on ne se refait pas.
Mes gênes napolitains ne me laissent pas le temps de m'appensantir sur la douleur, ils me poussent à m'acharner à vivre et à jubiler avant que le feu ne me réduise en cendres. Je suis conditionnée à voir un soleil resplendissant là où d'autres voient un bébé condamné à mourir plus tard dans d'affreuses souffrances au nom de leurs péchés décrétés par la même religion.
Allez, levons nos coupes à l'humaine folie !
Alors, dans l'orde : merci @Fernand Fallou, @Parthemise33, @Delpopolo Antonia, @Zoé Florent, et @Christophe M.
J'ai voulu illustrer ce que signifiait autrefois "*Noël*", ou plus justement le Solstice d'Hiver : la renaissance de la Lumière.
Le père est parti rempli de son espérance. Mission au fils de porter à son tour la croix qui n'est pas cette lourde punition qu'en ont fait les chrétiens, mais la roue solaire qui tourne, et fait qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau.
Et hop, à Créteil et un ch'tit coup de symbolique avant de mettre la dinde au four !
Mais non.... pffffffffffff... j'ai ma dispense de fêtes de fin d'année ! pour cause d'allergie en stade terminal.
Bons réveillons à tous ceux qui aiment !
Un texte émouvant. Une ambiance de roman noir, un décor qui raconte l'espace-temps, une fin qui ouvre une perspective : les sentiments ne sont pas toujours se qu'ils paraissent ; la communication, si elle est difficile, finit toujours par trouver un chemin, à la condition que l'émetteur et le récepteur s'en laissent la possibilité.
@Catarina Viti Aïe aïe aïe... Une vie qui s'éteint dans le déni, une vie pesant des tonnes de non-dits, de fiertés et de pudeurs mal placées... Voilà le genre de gâchis qui arrache des larmes de rage et donne au lecteur l'envie de jouer au magicien et d'appuyer sur le touche "reset" afin de donner une chance aux protagonistes de repartir du bon pied.
Merci et bravo pour ce récit "noir, c'est noir", particulièrement réussi sous ta plume experte que ce genre inspire mieux que tout autre.
Je te (vous) souhaite une fin d'année agréable et festive, chère Catarina, et accompagne mes voeux de bises sincères et affecteuses,
Michèle
@Catarina Viti
Merci pour ce texte si émouvant, si humain. Pourquoi faut-il parfois attendre la fin du chemin pour découvrir un long parcours de silence et de regrets?. Que de temps perdu et que d'"espoirs aussi.
@Catarina Viti "Toc, toc, toc, le conte de Noël a pris son temps pour arriver, mais il est bien là" Que les relations familiales peuvent être compliquées ! Rancune, non-dits, incommunicabilité, quand vous nous tenez ! Au "Familles, je vous hais !", trop péremptoire à mon goût et qui ne fait pas avancer le schimilimili, j'oppose le "Rien n'est jamais perdu" de la parabole du fils prodigue. Peut-être que la petite flamme vacillante de l'esprit de Noël soulagera les blessures de l'âme. Merci Bisous Merci pour ce conte empli de sensibilité et de pudeur
@Catarina Viti
Ma chère Catarina merci pour ce beau texte pathétique.
le propre de la beauté est qu'elle peut se trouver dans la tristesse ou dans la joie, dans la haine ou dans l'amour.
Merci pour ce texte émotionnellement puissant.
Bravo !
FF