
Le tout petit fait du bateau pour la première fois. Il est émerveillé, et il ne comprend pas pourquoi Maman et Papa semblent si tristes. Il entend parfois Maman pleurer la nuit. Dans ces moments-là, elle le sert plus fort. Lui ne dit rien, il se blottit contre elle et profite de ce temps de chaleur et d’amour inénarrables.
Il regarde la mer, dans les bras de Papa souvent. À perte de vue. La mer endormie, la mer enjouée, la mer révoltée - les reflets qui scintillent. C’est comme si elles étaient plusieurs. Les balancements, que l’on ne ressent pas toujours, le bercent. Il aime beaucoup cette traversée, jusqu’au moment où le soleil semble disparaître par petites foulées. Il fait des allers-retours de plus en plus fréquents. À l’arrivée, le ciel blafard se confond avec la terre livide. Il fait glacial.
Le tout petit ne connaissait pas cette sensation, cette sensation qui se prolonge et devient une douleur impossible à contenir, à retenir, à guérir. C’est Maman qui lui apprend le mot, comme le prénom de sa souffrance. Il le répète. J’ai froid, j’ai froid. Il découvre les dents qui claquent, les tremblements, l’épouvante des frissons. Pour le reste, il le pleure. Du matin au soir. Il se réfugie au milieu de ses parents la nuit, mais le vent torture encore. Un souffle de glace s’est emparé de son corps, il a emprisonné ses muscles, ses os. Il lui supprimerait presque sa joie de vivre.
Au début, le tout petit parvient à se réjouir de la pluie, de la mer qui tombe en continu de ce ciel infini. Il ne doit pas rester dessous par contre. J’ai froid, se répète-t-il. Il ne se dit pas qu’il souffre, il ne se dit pas que son autrefois et son chez lui devenus des ailleurs lui manquent. Lui manquent horriblement.
Le froid prend toute la place, celle même de l’arrachement, du déracinement qu’il n’a pas encore réalisé. Il ne sait pas que le bateau ne fera plus sens inverse, que ce franchissement est irrévocable et qu’il se retrouve définitivement cloîtré ici. Ici, dans ce monde où la terre n’est que boue et où l’air passe entre des murs qui n’en sont pas.
Le tout petit se sent bien seul. Il a perdu sa petite sœur dont il espère, peut-être, qu’elle est en train de barboter dans la mer du ciel. Il voit ou il entend d’autres enfants mais il n’ose pas les rejoindre. Il est intimidé, et ça aussi c’est nouveau. Dans son village, il n’y avait ni peur ni trac. Juste un soleil qui accompagnait les jeux, les rires et les mots.
Il a une petite voiture en boîte de conserve, fabriquée par Papa. Il s’amuse dedans avec, elle ne roule pas sur ce sol de marécage. Il écoute les courses, les chevauchées, les chamailleries. C’est drôle, il perçoit d’autres langues. Plein de parlers qui chantent, qui hachent ou qui ordonnent. Il devine seulement, parce que même les mots qu’il comprend ne sont pas prononcés de la même façon que lui. Ça lui donne l’impression que les gens ne parlent pas, mais qu’ils chahutent.
Son dépaysement, littéral, prend des teintes interminables.
Jusqu’à ce matin magique où un rayon de soleil pâle franchit la mer du ciel. Le tout petit court se mettre dessous. Cela ne réchauffe pas - il ignorait qu’un soleil pouvait demeurer froid. Puis un enfant vient le chercher pour jouer. C’est le second miracle de cette journée ! Maman accepte de le laisser partir, avec un immense sourire qui comble d’été le cœur du tout petit.
Il suit son nouvel ami, assez longtemps, jusqu’à une sorte de cours vaste et vaseuse, emplie d’enfants. Des garçons.
Peut-être que leurs petites sœurs aussi sont au ciel ?
Il est assis sur une vieille caisse de bois, et contemplé. Copieusement. Toujours ces mots qu’il ne connaît pas ou qu’il ne reconnaît pas immédiatement. La diction est surprenante. Mêlé à sa gêne, ça le fait rire. Les autres enfants aussi. Ils lui disent qu’il va bien s’amuser avec eux.
- Ne bouge pas surtout !
Le tout petit est saisi puis maintenu par les épaules. Des enfants lui collent des choses dans les cheveux, ça fait mal, il remue, il essaye du moins, mais ses bras sont immobilisés. Il n’arrive pas à voir ce qu’on met sur lui, juste que c’est rouge et ça pique et ça gratte et il a peur. Et il a très peur.
- Ça y est, regardez, j’ai trouvé le pompon !
Un gosse revient, rayonnant, un énorme rat crevé dans la main.
- C’est parfait !
Il ne tient pas sur la tête du tout petit, on le cale finalement sur son épaule.
- Ne bouge pas !
- Il manque quelque chose…
- Mais oui ! Attendez, j’arrive !
Le gamin ramène un bol ébréché. Il le remplit dans une flaque et le dépose dans les mains du tout petit.
- Maintenant, c’est parfait ! Allez, bois !
Le tout petit refuse. Il n’a pas la force de crier et il est incapable de rentrer chez lui. Dans ce dédale impénétrable, toutes les cabanes se ressemblent, taules ondulées et matériaux disparates claudiquant sur un lit de fange et de boue se confondent.
- C’est pas grave !
Un sursaut, une farandole. Les garçons ont une meilleure idée. Ils se mettent à tourner autour du tout petit. Ils font des bruits d’Indiens, ils soulèvent haut leurs jambes.
Ils scandent et ils chantent un mot que lui n’arrive pas à comprendre - et dont il ne sait pas qu’il est en train de se graver à jamais. De par son effrayante répétition.
De par ses teintes, interminables.
- YABONBANANIA !! YABONBANANIA !! YABONBANANIA !!
Vanessa MICHEL.

Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Vanessa Michel
Ah ! C'est que l'écriture devait déjà me chatouiller les méninges, encombréespar les études, de références et de déjà-vu, déjà fait, alors que l'écriture était un champ vierge que je pouvais saccager sans la censure de la connaissance.
Au plaisir de vous lire
Merci pour votre retour @Floriana Vélasquez. Je suis contente de votre appréciation, d'autant que les pièges que vous soulevez ont la fâcheuse tendance d'abîmer à la fois (je trouve !) et l'écriture et le message.
Je profite de ma réponse pour un ajout que j'effacerai : mon mémoire de première année de Beaux-Arts était sur "l'écriture dans la peinture" et je n'ai jamais, personnellement, réussi à produire un tableau associant des mots. J'ai d'autant plus apprécié celui qui illustre à présent votre livre.
Bien à vous et à bientôt, ici ou ailleurs, autour de couleurs ou de mots.
@vanessa Michel
BRAVO ! Vous avez su rappeler le contenu raciste de cette pub sans tomber dans le piège de la tribune ou du plaidoyer. Vous avez su rester dans le monde merveilleusement cruel des enfants et dans une actualité sordide en Méditerranée, où les tous petits font du bateaux mais ne sont pas repêchés à temps pour boire leur Banania.
Bien à vous
Je trouve aussi ;-) @monBestSeller
Le débat est toujours intéressant et éclaire la richesse d'interprétations qu'on peut faire d'un texte.
@Vanessa Michel Vous avez raison : Ne tenons pas compte de la manière dont on reçoit les textes, mais seulement de la façon dont les auteurs ont voulu les émettre.
Par ailleurs , pas un instant , ce texte est minoré ou critiqué par son introduction. Au contraire. il est présenté comme il a été senti. Avec respect.
Christophe Lucius
Cher @monBestSeller,
Je trouve naturel d'expliquer mon travail sur la souffrance d'un enfant, du déracinement à l'intolérance, puisque sans les précautions oratoires subjectives de cette publication, mes intentions avaient été saisies - notamment auprès d'auteurs du site.
Je suis ravie que nous revenions au thème du concours : inventer une histoire > avec un slogan > qui transforme une vie. Je pense que ma proposition, qu'on l'apprécie ou pas, est en plein dans le mille -il n'était pas mentionné l'obligation de faire léger, de faire rire ou d'amuser.
Souvenir de pub, soyons précis : Yabonbanania est-il une ode à la cruauté des enfants ?
Non, bien sûr ! Yabonbanania, c'est du racisme avec la volonté d'intégrer en rabaissant. Et un racisme d'une autre époque, qui met mal à l'aise ceux qui ont ri (même sans mauvaises pensées), reste un racisme.
Considérons donc que ce texte est une référence à un temps, pas si ancien, où ce qui faisait rire ou sourire avec l'intention visible de se moquer, blessait des gens. Considérons donc que ce texte est en plein dans le sujet et qu'on est ravi qu'il dérange celui qu'on a été, ou qu'il bouleverse, car c'était son objectif...
Cette nouvelle est dure, peut-être, mais je ne vois pas ce qui permet d’affirmer qu’elle est "borderline". Le racisme, la torture, les guerres sont borderlines, pas leurs dénonciations ou leurs narrations.
En recentrant sur le thème oui, bien sûr que je suis touchée, je l’admets, car la réception des émotions tissées par mon travail a été complètement gâchée par cette introduction partiale - et à mon sens injustifiée. Quand on a passé du temps, mis du cœur, et qu’on sait que ça fonctionnait – peu importe que vous estimiez ou non de qualité ma production – et ben ça fait un peu mal.
Ça sensationnalise un travail que je désirais pudique et sensible, et je suis très surprise que vous ne le constatiez pas, ne serait-ce qu'en découvrant les commentaires.
Belle journée à vous.
@ Vanessa Michel
Chère Vanessa, Soyons précis : le sujet était "Souvenir de pub", c'est donc sur ce thème que nous avons interprété et mis en avant votre nouvelle avec le tirailleur sénégalais. Et non pas le déracinement d'un enfant d'Afrique. Mais vous avez sans doute raison, c'est le texte qui importe
Merci beaucoup Robert. Je suis enchantée de vous savoir sensible à l'émotion de cette nouvelle.
Belle soirée à vous @Robert C et à bientôt.
Cher @Hugues Hugo Cayzac,
Je suis un peu triste en effet de cette intro qui altère la réception de mon travail.
Quant à la syntaxe, le plus souvent volontaire, elle plaît pour sa musicalité et ses émotions, ou dérange profondément. C'est une critique (justifiée grammaticalement) à laquelle j'ai l'habitude depuis mon arrivée ici. Ceux qui l'aiment avec le cœur la suive, ceux pour qui le rejet est trop puissant (je peux le comprendre) lisent ailleurs. C'est la force d'MBS de proposer autant d'artistes, de quêtes, de points de vue différents.
Merci pour vos secondes impressions.
Bien cordialement.
Je suis désolé que l'introduction soit maladroite, je n'aurais pas aimé que cela m'arrive. J'ai relu votre travail à la lumière du déracinement infantil, c'est évident ma chère ! Quoi qu'il en soit, votre sensibilité franche et affirmée est toujours entre vos lignes, ce que j'apprécie le plus de vos écrits.
Ma réflexion sur nos synthaxes n'est pas une critique, pour personne. Je voulais juste partager ce sentiment dérangeant et drôle en vous lisant.
Belle journée à vous @Sylvie de Tauriac
Il est évident que les enfants peuvent être cruels. Ils ne sont en fait que la version miniature de ce qu'ils seront à l'âge adulte, mais sans l'hypocrisie raffinée de leurs aînés. @Sylvie de Tauriac
Merci pour votre retour @Hugues Hugo Cayzac.
En fait, je ne travaillais pas du tout sur la cruauté des enfants, c'est l'intro choisie par MBS (quel dommage !) qui oriente la lecture dans ce sens - lecture qu'avant cette publication les gens saisissaient comme le déracinement de ce petit garçon.
Quant à ma syntaxe, je suis ravie qu'un miroir vous permette de la remettre dans le bon sens, celui qui convient aux règles et celui qui vous convient.
Bonne soirée à vous et bien cordialement.
La cruauté des enfants, un beau sujet! Je ne l'ai jamais abordé car je deviendrai pire qu'eux. Vous, en revanche, n'êtes-vous pas trop bonne avec ces petites crapules?
J'ai longtemps hésité avant de vous envoyer ce petit mot. J'apprécie votre sensibilité et comment vous la partagez, vous me prenez cependant à contre-pied. Votre synthaxe! L'un ou l'une de nous deux écrit dans le désordre. Ce doit être moi, d'accord, mais je tenais, finalement, à vous faire part de cette impression étrange de vous lire comme devant un miroir.
Je ne saurais que vous encourager, la cruauté des enfants mérite une encyclopédie.
Tu confirmes, Laurent, que l'introduction dévie la lecture de ce travail.
Je ne partage pas du tout ton analyse, ou plutôt, tes impressions, mais je te remercie de ton petit coucou ici ;-) Bon week-end @Mathieu Langeon
Incroyable coïncidence, @Vanessa Michel!
Ton récit, mais tu le sais déjà, ne m'a pas évoqué tout le suite la cruauté infantile mise en avant par l'article. C'était avant tout pour moi le récit d'une migration, d'un déchirement. Tu connais mes réserves concernant ce texte, mais je tenais tout de même à te féliciter pour cette mise en exergue de ton travail.
Je suis heureuse que ce récit ait pu vous émouvoir, et je vous remercie infiniment pour votre retour. Il m'encourage(ra) pour la suite de mes recherches.
Bien cordialement. Belle journée à vous @amagoya
@ Vanessa Michel
Un texte émouvant par sa douceur et sa pudeur. On ressent toute la beauté du regard d'enfant, puis la violence du rejet et de la cruauté enfantine. Vous avez su dire beaucoup sans jamais forcer les mots. Votre écriture est à la fois poétique et déchirante. Bravo !
Chère @FANNY DUMOND
Je suis très sensible à l'intolérance en règle générale, et à la souffrance des autres (y compris celles des animaux) en particulier. C'est comme si cela me touchait personnellement, et c'est un peu un "poids" - qui offre néanmoins certains avantages dans la création ;-)
J'ai eu la chance de ne jamais connaître ça. (...).
À bientôt et encore merci d'avoir partagé vos ressentis à la lecture - ils me sont précieux.
Bien cordialement.
Le déracinement mis à part, je me suis demandé, si comme moi, vous n'aviez pas enduré la méchanceté et le rejet des autres enfants. Pour les décrire avec une telle intensité, faut-il les avoir vécus ? Si non, c'est encore plus remarquable de pouvoir retranscrire de telles souffrances morales, indélébiles. Merci beaucoup, belle journée à vous aussi, chère Vanessa. Fanny (petite fille rêveuse, toujours dans la lune !)
Un grand merci pour votre retour @FANNY DUMOND. Il me touche beaucoup - et me rassure quant à ce que je souhaitais transmettre.
Je vous sais, comme moi, très sensible aux émotions et au sujet des enfants. Ces blessures de l'âme qui bouleversent et révoltent les adultes (souvent impuissants) que nous sommes... Bien cordialement. Belle journée à vous.
Un texte difficile à lire, si triste, débordant d'une pluie de sensibilité et de cruautés enfantines, si froides ! Je me suis mise d'emblée à la place de ce pauvre petit bonhomme déraciné, perdu sans sa sœurette, pas accepté en tant qu'être humain et qui ne guérira jamais de ses cicatrices à l'âme, malgré l'amour de ses parents. Fanny bouleversée.
C'est l'orientation qu'a choisi de donner MBS en introduction (associée à l'illustration) qui influence à mon avis complètement les lectures. Quel dommage !
Je n'ai pas eu du tout les mêmes retours cet été - quand la surprise du slogan était préservée et que les gens suivaient les sensations du petit garçon pas à pas, dénués d'arrière-pensées.
Même si la vérité de chaque lecteur est essentielle, ça me fait plaisir de préciser que mon travail n'était pas du tout sur la cruauté des enfants - mais sur leurs souffrances. @Jacques Collin
Bonne journée.
@Vanessa Michel
Oui, Vanessa, ma propre lecture a occulté le début du texte, comme s'il était mangé par la fin, ce point d'orgue.
Bonjour "@Jacques Collin",
Avec les retours, je constate que la cruauté finale l'emporte, ce qui est sans doute logique, c'est le point d'orgue ;-) Je voulais travailler sur la souffrance du déracinement, celle de devenir, sans encore le comprendre "l'étrange étranger", souffrance accentuée par l'intolérance "ordinaire" que ce slogan résume - et aussi évoquer les bidonvilles, sans eau ni électricité, dans lesquels on "accueillait" les travailleurs immigrés (fin des années 1960 notamment).
Ça me fait plaisir que vous trouviez l'exercice réussi. Merci pour vos impressions. Belle journée et à bientôt.
P.S.: une analyse concise de l'illustration de la pub : https://histoire-image.org/etudes/y-bon-banania
@Vanessa Michel
Bonjour Vanessa. Il y a un côté "Sa majesté des mouches" dans votre texte… la vision violente de l'enfance. Tout cela amené par la poésie des mots.
Merci de nous offrir le fruit de cet exercice périlleux et réussi.
@phillechat5, merci pour votre retour (au fait, je suis du même avis que vous concernant le sujet précédent). Bonne soirée !
@Cortex, je suis ravie qu'une « tristesse furieuse » soit parvenue jusqu'à vous. Je vous remercie pour ce joli compliment et pour votre retour. À bientôt.
Merci beaucoup pour ce délicieux commentaire, Michel, qui résume avec grâce et bienveillance ce que j'ai tenté de faire. Très belle soirée à vous @Michel Laurent.
@Zoé Florent, serais-tu en train de dire que ma plume peut être d'une bourrine délicatesse ? Merci pour ton retour délicat. Bises et bonne nuit à toi.
Et bien sûr, merci à @monBestSeller.
Bonne soirée.
@Vanessa Michel À la fois hâché et poétique, à la fois tranchant et sensible... pas de doute, c'est bien ton style ;-). Bravo et merci pour cette contribution, chère Vanessa.
Bises et belle soirée,
Michèle
Très beau texte, qui conjugue la délicatesse du regard enfantin et la brutalité du monde. L’écriture est à la fois pudique et implacable, chaque mot semble pesé et chargé d’une émotion contenue. Le style, très poétique, est d’une superbe limpidité et d’une élégance exemplaire. Un grand bravo Vanessa !
Mélancolie de la syntaxe qui jure avec une situation insoutenable, c'est ce contraste qui frappe le lecteur. Il en ressort une tristesse furieuse, le but est atteint. Bravo Vanessa Michel.
Très bien écrit et très bien décrit : la naïve cruauté de l'enfance !